Séquence 4 (Les Fleurs du Mal : Baudelaire et le "culte des images")

Cours destinés aux élèves de 1ES2 et de 1S1 du lycée Charles Deulin.

mardi, mars 28, 2006

Texte complémentaire : Mon coeur mis à nu


Première approche de l’écriture et de la pensée de Baudelaire, par le détour de fragments autobiographiques


Texte complémentaire : notes rassemblées dans Mon Cœur mis à nu.
Remarque préliminaire : les fragments proposés ne se suivent pas dans l’œuvre, je les ai choisis en fonction de leur intérêt par rapport à la problématique de la séquence (les numéros ne sont donc là que pour que nous puissions nous repérer dans la page ; en revanche, le titre « politique » est de Baudelaire, de même que l’utilisation des tirets dans le huitième fragment).

Je reprends les numéros (de 1 à 8) dans l’analyse qui suit.

1 — Cette phrase sonne comme une sentence lapidaire, catégorique. C’est un jugement sans appel qui ne laisse aucune place à la nuance. L’idée est personnelle (« m’a toujours paru… »), et met en jeu des notions qui demandent à être précisées, en particulier l’utilité : pour Baudelaire, l’ « homme utile » est celui qui a une place dans la société et qui participe à la vie publique, qu’elle soit sociale, politique ou économique. L’homme utile est celui qui produit des richesses, qui se marie et fait des enfants qui à leur tour tiendront un rôle équivalent… Baudelaire trouve cela parfaitement répugnant, et l’adjectif « hideux », aux connotations très péjoratives, le signifie assez explicitement en fin de phrase.
2 — La notion d’utilité s’enrichit de celle de progrès : le progrès au sens de progrès économique (pensez à vos cours d’histoire sur la révolution industrielle) est détestable selon Baudelaire. Cela conduit même à un paradoxe : le progrès serait bizarrement une « doctrine de paresseux ». Ce paradoxe s’explique : avec la mécanisation croissante du travail et la démultiplication des tâches, les hommes ne produisent plus que des morceaux isolés, ils ne créent plus un objet « de A à Z »… Ils produisent donc plus, mais de manière plus « paresseuse ».
Baudelaire condamne aussi les effets de groupe : les hommes aiment penser « en commun, en bandes », ou encore « en troupe », ce qui veut dire qu’ils sont incapables de penser seuls, pour eux-mêmes, incapables d’être confrontés à eux-mêmes. D’où la dernière phrase qui contraste avec ce qui précède (effet d’antithèse) : « Le vrai héros s’amuse tout seul ». Ce « vrai héros », c’est par exemple Baudelaire, et plus généralement, ceux que Baudelaire appelle des « génies », qu’ils soient poètes, peintres, compositeurs, ou rois… Ceux-là peuvent accéder au vrai progrès, le progrès moral (cf. parenthèse dans la deuxième phrase).
Remarque : Baudelaire avait une aversion particulière pour les Belges, qu’il avait eu l’occasion de fréquenter quelques mois à la fin de sa vie… Il a même écrit un recueil (inachevé) s’intitulant Pauvre Belgique.
3 — Baudelaire refuse toute forme d’engagement, alors que certains poètes contemporains prennent au contraire des positions très marquées, comme Victor Hugo qui s’exile pour manifester son désaccord avec le régime impérial de Napoléon III, et qui publie un recueil de poèmes très satirique contre l’Empereur (Les Châtiments). De ce point de vue, Baudelaire se met donc aussi en position de marginal, comme s’il était en-dehors de la société.
On pourrait relever dans ce fragment les nombreuses tournures négatives, ainsi que les termes péjoratifs. Le locuteur confesse sans détours qu’il n’a « pas de convictions », ni « d’ambition ». Ceux qu’il appelle (sans doute ironiquement) les « mauvaises gens » se caractérisent par leur « lâcheté » et leur « mollesse » ; et finalement, les seuls vrais hommes de conviction sont les « brigands », les « criminels »… Sombre tableau de la société.
Entre les « honnêtes gens » (les bourgeois en fait, que Baudelaire déteste), et les criminels, Baudelaire occupe une place qui se définit par ce qu’il appelle ailleurs (dans les FDM par exemple) le spleen, cette forme particulière d’ennui qui le pousse à écrire cette question désabusée dans laquelle on sent pointer l’autodérision : « Pourquoi réussirais-je, puisque je n’ai même pas envie d’essayer ? »
Enfin, le cynisme éclate dans la dernière phrase de ce fragment.
4 — Les deux premières phrases, nominales, n’expriment que des thèmes, et non des thèses ou des arguments, contrairement aux fragments précédents. Ce que Baudelaire « pense du droit de vote » ou « des droits de l’homme » est évidemment négatif : il n’est pas du tout un démocrate. Le pouvoir du peuple est pour lui un signe de décadence, de régression.
En effet, Baudelaire a pour idéal de vie le dandysme, et les dandies (pluriel anglais) sont rares : ce sont des hommes (et pas des femmes…) d’exception, raffinés, cultivés, qui vouent un culte à la beauté sous toutes ses formes (de l’élégance des vêtements aux tableaux de grands maîtres, en passant par les riches carrosses et les appartements luxueusement décorés…). Le dandy est celui qui dispose d’une fortune considérable, mais qui ne s’en préoccupe pas : il veut simplement pouvoir dépenser son argent comme bon lui semble au nom de la beauté, mais ne fait pas de placements financiers, à la différence des bourgeois et des partisans du progrès (technique, économique…). Ainsi, le dandy est très éloigné du (bas) peuple, d’où la dernière phrase : si le dandy s’adresse au peuple, c’est uniquement pour le « bafouer », c’est-à-dire le maltraiter.
Ces propos sont violents et donnent de Baudelaire l’image d’un homme intolérant
5 — Baudelaire reprend ici l’idée d’une coupure entre le peuple méprisable et des individus dignes d’intérêt. Mais, pour ces derniers, il ne parle plus du dandy. Il propose en effet une autre approche, à travers trois grands ensembles : ceux qui détiennent le savoir (le prêtre en étant le représentant emblématique), ceux qui tuent (le guerrier), ceux qui créent (le poète). Prêtre, guerrier et poète sont avant tout des symboles : ils sont choisis parce qu’ils synthétisent de manière concise et frappante la pensée de Baudelaire (le poète, ce peut être aussi le peintre, comme Delacroix, qui est évidemment un artiste et un créateur).
6 — Ce fragment est essentiel car Baudelaire s’y révèle de manière beaucoup moins distanciée (sans ironie, sans cynisme). C’est notamment dans ce passage qu’on peut parler de la dimension autobiographique de Mon Cœur mis à nu. Il s’agit d’abord d’un paradoxe (se sentir seul au milieu des autres ; se sentir seul malgré la présence des autres). Le « sentiment de destinée éternellement solitaire » peut rappeler la fin du fragment 2 : « Le vrai héros s’amuse tout seul ».
7 — Baudelaire évoque dans cette phrase son goût immodéré, non pas pour l’art, mais pour les « images ». Evidemment ce mot est polysémique (on pensera en particulier à l’image poétique… allez faire un petit tour sur le site du TLF , Trésor de la Langue Française, pour les non-initiés, et renseignez-vous sur l’étymologie du mot « image »). Notez la gradation dans la parenthèse (« primitive » a le sens d’ « originelle », c’est-à-dire depuis toujours). Il faudrait apprendre cette phrase par cœur…
Remarque biographique : le père de Baudelaire était peintre et emmenait son fils dans des ateliers de grands peintres, ce qui explique ce culte précoce des images (Baudelaire avait six ans quand son père est mort).
8 — Faites-en ce que vous voulez, j’ai assez développé comme ça (il y a un parallèle à faire avec ce que Baudelaire dit de la politique : c’est sur le même ton).

Conclusion :
Ces fragments révèlent le fond de la pensée de Baudelaire. Sa vision du monde est sombre, et il se situe en marge d’une société qu’il trouve lâche et trompeuse, une société prônant un progrès qui selon lui ne peut mener à rien, puisque ce progrès n’est pas moral. La poète se montre mélancolique, désabusé, désenchanté, mais aussi ironique, satirique, cynique. Le seul élan positif concerne l’art, et plus généralement, conformément à l’idéal du dandysme, un « goût très vif de la vie et du plaisir » (fragment 6).
Ces deux versants (l’un négatif ; l’autre, positif) correspondent parfaitement au titre du recueil que nous étudions (Les Fleurs — positif — / du Mal — négatif —), et même au titre de la section des FDM dont nous allons étudier quelques pièces (on peut parler de « pièces » pour désigner les poèmes d’un recueil) : « Spleen et Idéal »…
Pour aller plus loin : "Le Dandy" dans Le Peintre de la vie moderne de Baudelaire (oeuvre que l'on classe généralement parmi ses essais critiques, parfois sous le titre de Curiosités esthétiques) :
(voir le chapitre IX dans le sommaire de l'oeuvre)