Séquence 4 (Les Fleurs du Mal : Baudelaire et le "culte des images")

Cours destinés aux élèves de 1ES2 et de 1S1 du lycée Charles Deulin.

mercredi, mars 29, 2006

Texte 2 : "SUR LE TASSE EN PRISON D'EUGENE DELACROIX", p.212



Je vous invite à réfléchir à ce poème : proposez des problématiques, des axes de lecture analytique, des interprétations... Vous pouvez vous aider des ressources disponibles sur Internet :
Poème en ligne + tableau de Delacroix :
http://www.kalliope.org/digt.pl?longdid=baudelaire2002021215
Comparaison des deux versions du poème, et lien avec le tableau de Delacroix (en cliquant sur le lien "quelques repérages", vous trouverez une analyse détaillée de la matière sonore du poème, ainsi qu'un repérage concernant les champs lexicaux, et vous retrouverez aussi les notions de protase et d'apodose que nous avions abordées à propos d'un sonnet de Du Bellay...) :
http://www.univ-tours.fr/ash/polycop/Archives/bergerault2001/corriges/doc21/corrige21.htm
Autre suggestion pour problématiser la lecture de ce sonnet, à partir d'un extrait du Salon de 1846, dans lequel Baudelaire se demande quelle forme doit prendre la critique d'art (Le chapitre s'intitule d'ailleurs "A quoi bon la critique ?"). Baudelaire parle de la critique traditionnelle, mais il met en avant une conception personnelle et originale de la critique dans le passage suivant :
"Je crois sincèrement que la meilleure critique est celle qui est amusante et poétique ; non pas celle-ci, froide et algébrique, qui, sous prétexte de tout expliquer, n'a ni haine ni amour, et se dépouille volontairement de toute espèce de tempérament ; mais, - un beau tableau étant la nature réfléchie par un artiste, - celle qui sera ce tableau réfléchi par un esprit intelligent et sensible. Ainsi le meilleur compte rendu d'un tableau pourra être un sonnet ou une élégie."
Lecture analytique:
Les Fleurs du Mal occupent une place fondamentale dans l’histoire littéraire : elles représentent, au milieu du XIXe siècle, l’avènement de ce qu’il est convenu d’appeler la « modernité poétique ». Baudelaire, poète de la deuxième génération romantique, marquée par une vision du monde beaucoup plus sombre que celle d’illustres prédécesseurs comme Hugo, Lamartine ou Chateaubriand, développe une poétique du spleen, dans laquelle le poème étudié s’intègre parfaitement. Pourtant, « Sur Le Tasse en prison d’Eugène Delacroix » ne figurait pas dans les deux premières éditions des Fleurs du Mal, celles de 1857 et de 1861. Le premier manuscrit de ce sonnet date de 1844, mais Baudelaire l’a remanié en 1864. Ainsi, il a été adjoint aux Fleurs du Mal tardivement, dans la troisième édition (posthume) de 1868. Dans ce faux sonnet en alexandrins aux rimes plates, le poète semble décrire, comme il l’annonce dans un titre explicite, un tableau du peintre Eugène Delacroix, ou plutôt écrire à propos de ce tableau (c’est bien le sens de la proposition « sur » : « au sujet de », « à propos de »). On pourra donc se demander comment Baudelaire se situe par rapport à Delacroix : quel est le statut du poème par rapport au tableau ? Est-ce une description, une explication, un commentaire, une transposition, un simple point de départ pour créer une œuvre différente ? En essayant de comparer le plus souvent possible les deux œuvres, on précisera d’abord la nature des relations entre le poète et le peintre, avant de développer de thèmes essentiels du sonnet : l’enfermement, puis la démence.
I – Baudelaire et le « culte des images »
Dans un feuillet de Mon Cœur mis à nu, Baudelaire exprime son goût pour l’art : « Glorifier le culte des images (ma grande, mon unique, ma primitive passion) » (cf. texte complémentaire : poly, fragment n° 7). Il n’est donc guère étonnant qu’il consacre un sonnet à un tableau du peintre qu’il admirait plus que tous les autres, à savoir Delacroix.
A – L’admiration de Baudelaire pour Delacroix
Dans ses articles de critique d’art, et dans ses Salons en particulier, Baudelaire a souvent fait l’éloge de Delacroix. D’ailleurs, le premier manuscrit de ce sonnet précède d’un an la parution du Salon de 1845, où Delacroix était déjà salué comme un peintre de génie.
Le titre du sonnet est révélateur : il mentionne à la fois le titre du tableau (même si ce n’est pas le titre exact ; mais on a souvent déformé les titres des tableaux de Delacroix…), le nom du peintre, et celui du poète de la Renaissance. On peut y voir la formation d’une « chaîne » de grands esprits, de génies, une espèce de fraternité entre les grands artistes, qui se tendent la main à travers les siècles (cette idée était chère à Delacroix, il l’avait illustrée dès 1822 dans son premier tableau, Dante et Virgile aux enfers). Cette chaîne va évidemment du Tasse, au XVIe siècle, à Delacroix puis à Baudelaire au XIXe siècle, mais elle comprend d’autres « maillons » littéraires : Goethe a écrit un drame s’intitulant Torquato Tasso en 1790, et Byron (encore lui…) a fait du Tasse l’emblème du héros romantique, de l’ « enfant du siècle », maudit, destiné au malheur, dans Les Lamentations du Tasse. C’est donc grâce à Byron que Le Tasse est devenu un mythe romantique. Baudelaire reprend évidemment tout cet héritage littéraire (qu’il connaît fort bien), et le réinvestit dans son poème. Cette forme d’hommage s’insère d’ailleurs dans un titre qui, par la forme, est déjà poétique (même si la formulation parait prosaïque), puisqu’il s’agit d’un alexandrin parfaitement régulier (rythme 6 / 6). Baudelaire est certes un poète moderne, mais il ne renie pas la tradition (c’est le moins qu’on puisse dire).
B – Le mythe du Tasse : quel enseignement pour le poète moderne ?
Si le nom du poète italien de la Renaissance est mentionné dans le titre, il n’apparaît plus dans le corps du poème, où il se trouve repris par des désignateurs variés : « le poète » dans l’incipit, puis deux expressions déictiques (avec le déterminant démonstratif « ce ») : « Ce génie », puis « ce rêveur », tous deux en début de tercet. Ces expressions désignent non seulement Le Tasse, mais aussi les poètes en général : dans le vers 1, « la poète » a une portée universelle (avant Baudelaire, Byron avait déjà fait cette généralisation). L’intérêt de ce sonnet est donc de définir les caractéristiques du poète selon Baudelaire : le poète est à la fois un génie et un rêveur. Ces mots, galvaudés, passés dans le langage courant, ne sont pourtant pas anodins sous la plume de Baudelaire. En effet, la notion de génie, qui a connu un essor considérable chez les auteurs romantiques (dès le XVIIIe siècle, avec Rousseau en France par exemple), ne s’applique qu’aux plus grands artistes, à ceux qui restent dans l’histoire littéraire (et dans l’histoire de l’art pour les peintres ou les sculpteurs) et qui gagnent une forme d’immortalité (la postérité du Tasse jusqu’au XIXe siècle en est un exemple frappant : tous les auteurs de la Renaissance n’ont pas eu ce « privilège »). Par ailleurs, le « rêve » est un thème récurrent chez Baudelaire, qui est repris dans le deuxième hémistiche du vers 13 avec le groupe nominal « songes obscurs » : le poète, tel que Baudelaire le conçoit, est donc un poète mélancolique, qui s’abîme (c’est-à-dire qui sombre) dans des rêves désespérés. En un mot, il s’agit du spleen.
Enfin, il ne faudrait pas oublier de relever le terme « âme », lui aussi très fort parce qu’il fait partie du vocabulaire typiquement romantique (mais, encore une fois, il s’agit bien d’un romantisme noir). Du point de vue de l’énonciation, les deux derniers vers constituent la pointe du sonnet : le poète (Baudelaire) s’adresse maintenant directement au Tasse (ou à tous les poètes), à travers cette apostrophe (+ GN « ton emblème »). Dans cette pointe, il indique à son lecteur qu’il doit comprendre le sonnet de manière allégorique, comme l’indique le présentatif/déictique « voilà », et le mot « emblème », que l’on peut traduire par « métaphore » ou « allégorie ». La formulation de cette « clé » interprétative doit donc être comprise comme un procédé didactique (registre didactique).
C – une création au troisième degré : la notion de « tempérament »
Deux ans après la rédaction de la première version du « Tasse en prison », Baudelaire formule dans le Salon de 1846 sa conception originale de la critique d’art : il prône une critique « amusante et poétique », allant même jusqu’à dire que le meilleur « compte-rendu » d’un tableau peut être un « sonnet » ou une « élégie ». Or, c’est précisément ce type de travail critique qu’il avait déjà lui-même effectuée dans son sonnet de 1844. Cependant, cette forme particulière de « compte-rendu » d’une œuvre d’art nécessite des qualités : les deux artistes (celui qui inspire la critique, et le critique lui-même, en l’occurrence un poète) doivent être dotés de ce que Baudelaire appelle un « tempérament ». Tout comme « génie » et « rêveur », ce terme doit être compris au sens fort : il ne s’agit pas simplement d’un caractère, mais d’une force de caractère extraordinaire, qui est aussi liée à une vision du monde, à une tournure d’esprit supérieure, autrement dit au génie.
Ainsi, Delacroix « réfléchit » le génie du Tasse, et Baudelaire « réfléchit » à son tour le génie de Delacroix, d’où l’idée que ce sonnet est une création au troisième degré. Baudelaire peut paraître immodeste : après tout, Delacroix, son aîné, est beaucoup plus connu et reconnu que lui : Baudelaire n’a que 23 ans en 1844 alors que Delacroix a déjà derrière lui vingt ans d’une carrière peu commune, et même après l’édition des Fleurs du Mal, Baudelaire n’a jamais touché un large public et n’a jamais bénéficié de la même reconnaissance que l’illustre peintre…
Transition : Baudelaire emploie lui-même le terme « compte-rendu » pour qualifier ce type de travail poétique. On pourrait tenter d’affiner l’interprétation du sonnet en abordant le traitement des thèmes de l’enfermement et de la démence, pour comparer de manière plus précise les deux œuvres, et pour mesurer l’écart entre le tableau de Delacroix et son reflet poétique (reflet ou réflexion, au sens physique et/ou intellectuel, cf. polysémie du verbe réfléchir).
II – Le thème de la démence
A – Création et folie : une problématique « moderne »
Contrairement à des époques plus « sages » et plus rationnelles (que l’on pense aux poètes de la Pléiade ou aux théories littéraires d’un Perrault ou d’un Boileau), le XIXe siècle romantique marque une inclination pour des domaines qui échappent aux règles de la logique : la religion, voire le mysticisme, l’ésotérisme (Victor Hugo pratiquait le spiritisme), et la folie, qui a marqué le destin de Gérard de Nerval, poète contemporain de Baudelaire, mort en 1855 (pendu…) : il a écrit l’une de ses plus grandes œuvres, Aurélia, dans un asile… Ainsi, il n’est pas étonnant que Baudelaire suggère la folie dans son sonnet. Dans la première version manuscrite de 1844, le terme « démence » apparaissait clairement au vers 3 (« Le poète […] Mesure d’un regard que la démence enflamme »). Or, dans la version définitive (celle que nous étudions), la « terreur » se substitue à la démence. Sans doute Baudelaire a-t-il trouvé la première formulation trop explicite et donc trop plate, pas assez suggestive (pas assez intense). C’est dans le second quatrain que se concentrent les allusions à la folie, avec « les rires enivrants » qui « invitent [l]a raison » du poète « vers l’étrange et l’absurde » : c’est bien le signe d’un déclin de la raison, d’une perte des facultés logiques, et d’un passage, d’un basculement (« vers » : préposition indiquant un déplacement) dans l’univers de la folie. Le « Doute » traduit ainsi la conscience du poète, à mi-chemin entre la démence et l’exercice de ses facultés rationnelles : autrement dit, le poète est déjà un peu fou, mais pas assez pour ne pas se rendre compte de l’horreur de sa situation (le « vrai » fou n’en aurait pas une conscience aussi aiguë).
B – Le champ lexical de l’effroi
Plutôt que d’évoquer explicitement la folie, Baudelaire développe dans l’ensemble du sonnet le champ lexical de l’effroi (ou de l’horreur), en général à travers des noms communs : la « terreur » au vers 3, à laquelle fait écho le premier hémistiche du vers 12, avec un effet phonétique particulier appelé homéothéleute (répétition d’un même son à la fin de deux mots rapprochés) : « Ce rêveur que l’horreur… ». De même (et avec le même phonème [œ]), le mot « Peur » apparaît au vers 7 : la majuscule (tout comme pour le mot « Doute ») laisse entendre que la peur est personnifiée (dans le cas de la personnification d’une idée abstraite, on parle plus précisément d’allégorie). On remarquera aussi les trois épithètes qui développent le substantif « Peur » : « ridicule, Hideuse et multiforme », avec un enjambement. Cette énumération donne l’idée d’un monstre repoussant et protéiforme, à l’image des monstres qui peuplent les grands récits mythologiques. L’adjectif « hideuse » rappelle le thème de la laideur, omniprésent dans la poésie de Baudelaire (cf. la description des femmes dans « Don Juan aux enfers »).
C – Les métaphores de la folie
La folie se traduit dans l’ensemble du sonnet par un effet de mouvement circulaire. Au vers 4, « l’escalier de vertige » fait penser aux architectures imaginaires du graveur italien Piranèse, réputé pour ses prisons (cf. « la prison », vers 5) et ses espaces invraisemblables où s’entrecroisent des escaliers qui semblent monter ou descendre à l’infini (Piranèse est un artiste du XVIIIe siècle, et il a lui-même inspiré nombre d’artistes romantiques ; rappelons encore une fois la phrase de Mon Cœur mis à nu : « glorifier le culte des images »…). De cette manière, la folie prend une dimension spatiale, avec l’idée de la chute qui suggère la descente aux enfers (fin du vers 4 : « … où s’abîme son âme » : « s’abîmer » au sens de « tomber »). On notera que cette dimension est complètement absente du tableau de Delacroix : Le Tasse se trouve simplement dans une cellule classique composée visiblement de quatre murs, et d’une porte, dans le fond, derrière laquelle se massent quelques individus aux visages peu avenants (qu’on imagine fous).
Au vers suivant, c’est l’image de l’enivrement, proche de celle du vertige : « Les rires enivrants » sont sans doute issus des fous du tableau de Delacroix, et le travail poétique consiste en l’occurrence à donner à la scène une dimension sonore qui n’est sans doute pas absente du tableau de Delacroix (voir les bouches ouvertes des personnages du fond, que reprennent aussi les « grimaces » et les « cris » du vers 10), mais qui revêt dans le sonnet un caractère sinistre et une force plus sensibles.
On relèvera aussi plusieurs verbes. D’abord, le participe présent « roulant », associé à l’adjectif « convulsif » (noter la rime qui fait sens : « convulsif » / « maladif »). Ensuite, le verbe « circule[r] » qui conclut le second quatrain, le verbe « tourbillonne[r] » séparé de son sujet grammatical et rejeté au vers 11. Au vers 10, l’allitération en [s], dans l’énumération et dans le mot « essaim », traduit phonétiquement l’idée de la démence. D’ailleurs, l’image même d’un « essaim » de « spectres » paraît incohérente, folle : l’essaim suggère les abeilles, tandis que les spectres indiquent le registre fantastique, sans parler du participe passé « ameuté » qui fait penser à une meute de chiens… Qu’est-ce qui peut relier les fantômes, les abeilles et les chiens, si ce n’est une démence qui envahit l’esprit du poète et qui traduit une peur, une angoisse incontrôlables ? Ainsi, le poème serait lui-même pris de folie, au point peut-être d’en perdre aussi la cohérence des rimes (cela pourrait expliquer le choix incongru de rimes plates qui fait de ce poème un faux sonnet, comme si la folie du poète lui faisait oublier les règles élémentaires de la prosodie).
III – La condition du poète : l’enfermement et l’angoisse
A – Le lexique de l’enfermement
Nombreux sont les termes rattachés au champ lexical de l’enfermement, à commencer par ceux qui indiquent explicitement l’emprisonnement : la « prison », mentionnée des le titre, est reprise à la rime au vers 5 (on notera la rime antithétique « raison »). Au vers 1, le mot « cachot » représente une variante intéressante du point de vue sonore : la matière sonore du poème est en effet constituée de phonèmes durs exprimant la triste condition du poète ([K] et [R] en particulier, comme dans « cachot » et « prison » justement). Ceci dit, Baudelaire insiste beaucoup plus que Delacroix sur l’idée d’enfermement, et le titre le révèle déjà de manière significative : le tableau de Delacroix s’intitule Le Tasse dans l’asile de fous, et Baudelaire transforme ce titre en mettant l’accent sur l’enfermement, et non sur la folie. Il était courant à l’époque de déformer légèrement les titres des tableaux (ainsi, Le Naufrage de Don Juan est fréquemment appelé La Barque de Don Juan), mais ce changement est ici particulièrement révélateur car il montre comment le tableau de Delacroix a été intégré à l’univers spleenétique de Baudelaire. Chez Delacroix, seuls les fous paraissent inquiétants, à cause de leur physionomie. Le Tasse semble mélancolique à cause de l’expression de son visage et de son attitude (la tête penchée et appuyée sur la main exprime traditionnellement la mélancolie), mais, malgré sa chemise largement ouverte (cf. le participe passé « débraillé » au vers 1), il paraît en pleine possession de ses facultés (son pied ne semble pas « convulsif », même si des feuilles jonchent le sol). Quant à l’enfermement, il est indiqué par les barreaux de la porte du fond et par les murs sombres et hauts, mais après tout, le poète est assis sur un fauteuil ouvragé qui n’a rien à voir avec le « taudis malsain » ou « l’horreur [du] logis » décrit par Baudelaire… Il paraît donc évident que Baudelaire s’éloigne fortement du tableau de Delacroix en assombrissant la scène, en la rendant plus lugubre, plus sinistre… plus baudelairienne.
B – L’angoisse : une notion qui réunit la démence et l’enfermement
On peut envisager la situation du Tasse (et, rappelons-le, de tout poète, puisque Le Tasse est une figure mythique et symbolique) de deux manières : il est enfermé parce qu’il est fou ; ou : il devient fou parce qu’il est enfermé. Le sonnet de Baudelaire génère cette ambiguïté (sans précisions biographiques sur le poète italien, on aurait tendance à penser que c’est le fait d’être enfermé qui le rend fou…). L’angoisse que l’on perçoit dans les termes « terreur », « peur », « horreur », au sens psychologique, est également liée à la question de l’enfermement. En effet, étymologiquement, « angustia », en latin, signifie « étroitesse » (c’est précisément ce mot qui a évolué phonétiquement jusqu’au français moderne pour donner le mot « angoisse », cf. cours sur Christine Angot, texte 4). Les thèmes de la démence et de l’enfermement sont donc intimement liés (idée d'un tourbillon verbal).
On pourrait citer l’un des plus célèbres poèmes intitulés « Spleen », à la page 117 : le poète y évoque la prison de la réalité (cf. « le Réel »), la terre étant représentée comme un « cachot humide », où une « chauve-souris » se trouve enfermée entre des « murs » et « se cogn[e] la tête à des plafonds pourris ». A la fin de ce poème, Baudelaire évoque justement « l’Angoisse atroce, despotique » : on retrouve clairement le lien entre enfermement et angoisse.
C – La clôture du poème
Il suffit de relier le premier hémistiche au tout dernier pour comprendre la prégnance du thème de l’enfermement : « Le poète au cachot […] entre ses quatre murs » : cela pourrait même former un alexandrin cohérent, portant uniquement sur l’idée d’enfermement. Ainsi, d’ailleurs, le sonnet lui-même se trouve en quelque sorte enfermé, pris entre ces deux moitiés de vers.
Le sonnet est donc soumis au « Réel », « étouff[é] » : par sa forme extrêmement ramassée (14 vers de 12 syllabes) le poème prend la forme, sur la page blanche, d’un carré presque régulier : le premier et le dernier vers représentent deux côtés parfaitement droits ; l’alignement des vers sur la gauche représente le troisième côté ; et l’absence de régularité du quatrième côté est compensé par la platitude des rimes (des rimes plates, donc soumises elles-mêmes au « Réel » puisqu’elles sont simples, sans ornementation). Entre ces « quatre murs » poétiques, les mots « tourbillonne[nt] », les allégories prennent une forme inquiétante, et les bruits (non seulement ceux des personnages, mais surtout ceux des mots, avec les effets d’allitération et d’assonance) produisent un vacarme angoissant.
Conclusion :
Le compte-rendu de Baudelaire n’est évidemment pas objectif. Comme il le dit dans le Salon de 1846, c’est un compte-rendu poétique dans lequel le tempérament de Baudelaire réfléchit le tempérament de Delacroix. C’est, comme on le dit communément, la rencontre de deux grands esprits, de deux génies, sur un même sujet. Les grands esprits ne sont pourtant pas identiques, ce qui explique la déformation que subit la scène représentée par Delacroix, qui devient, dans le sonnet, typiquement baudelairienne, au même titre que d’autres poèmes qui n’ont pas nécessairement été inspirés par des images. On pourra donc parler d’une transposition, et il ne serait pas incongru de lui adjoindre l’adjectif « amusante » comme le fait Baudelaire lui-même : il s’agit après tout d’un exercice de style dans lequel la cohérence du fond et de la forme sont le signe d’un art parfaitement maîtrisé.
Vous trouverez quelques exemples des prisons imaginaires de Piranèse sur le site suivant : http://piranesi.free.fr/carceri.htm (allez jusqu’en bas de la page pour accéder aux images).
A lire au titre de textes complémentaires :
Le sonnet intitulé "Spleen" mentionné dans le dvpt (p. 117).
"Une gravure fantastique" (p. 113), poème de 14 vers en rimes plates et en une seule strophe, ce qui masque, là aussi, un faux sonnet... A lire, donc, pour la forme, qui rappelle celle du "Tasse en prison", mais aussi pour le fond : registre fantastique, spectre + allusion à l'Apocalypse. D'autre part, il s'agit aussi d'un poème inspiré par une image.