Séquence 4 (Les Fleurs du Mal : Baudelaire et le "culte des images")

Cours destinés aux élèves de 1ES2 et de 1S1 du lycée Charles Deulin.

mardi, mars 28, 2006

Texte 1 : "DON JUAN AUX ENFERS", p. 70


Eugène DELACROIX. Charenton-Saint-Maurice (Val-de-Marne), 1798 - Paris, 1863.
Le Naufrage de Don Juan, présenté au Salon de 1841.
Huile sur toile. H. : 1,35 m. ; L. : 1,96 m. Le thème de la barque perdue au milieu des flots inspira Delacroix tout au long de sa carrière. Il en donne ici une interprétation, tirée de Byron, particulièrement morbide : Don Juan et ses compagnons, manquant de nourriture, tirent au sort celui d'entre eux qui sera sacrifié.
Une première version du poème de Baudelaire paraît en 1846, soit cinq ans après le tableau de Delacroix. Le lien entre les deux oeuvres est évident. Mais Delacroix s'inspire lui-même du célèbre poète anglais Lord Byron, et, derrière ces influences contemporaines de Baudelaire, il ne faut pas oublier le Dom Juan de Molière, qui donne à Baudelaire sa galerie de personnages : Elvire, Dom Louis, Sganarelle, et la statue du commandeur (le "grand homme de pierre" à la fin du poème)... Sans compter la référence aux descentes aux enfers de Virgile dans L'Enéide (Antiquité latine), ou de Dante dans la Divine comédie (Renaissance italienne)... Et la liste pourrait encore s'allonger. Autrement dit, nous avons affaire à un poème qu'il est impossible de comprendre sans un minimum de références culturelles.
D'où la problématique suivante :
Peut-on dire que « Don Juan aux enfers » est un poème moderne alors que Baudelaire y développe des thèmes empruntés à la littérature classique, au moyen d’une prosodie conforme aux règles de la poésie traditionnelle ?
Aavant de passe au développement, lisez un résumé de la pièce de Molière, si vous ne vous souvenez pas de l'intrigue :
I – Une traversée sans début ni fin : un supplice éternel
A – Un récit incomplet
La strophe 1 a de quoi surprendre le lecteur : il semble qu’il manque une introduction, un prologue qui préciserait les circonstances. En effet, le narrateur évoque des actions précises au passé simple avec des vb d’action ou de mvt (descendre, donner — au passé antérieur —, saisir), mais on ne comprend pas d’emblée leur sens. D’ailleurs, il est question des « aviron[s] » au vers 4, comme si l’on savait déjà que les personnages se trouvaient sur une barque, ce qui n’est pas le cas.
La conjonction de subordination « Quand » ne nous renseigne pas davantage sur le cadre temporel, puisqu’elle introduit une action précise (celle de la descente). L’ « onde » est un terme poétique qualifiant traditionnellement la mer ou l’océan, parfois un fleuve, comme c’est le cas ici, mais le terme reste vague.
D’où un fort contraste entre un cadre flou et des actions précises.
De même, la fin du poème ne coïncide pas avec un véritable terme (au sens de fin) dans le parcours du personnage, qui continue de « regard[er] le sillage » : il avance, et il n’est nullement question d’un quelconque point d’arrivée (à moins que ce point d’arrivée soit le poème suivant : « Châtiment de l’orgueil » de Don Juan… on sait que Baudelaire avait attaché un soin particulier à l’enchaînement des poèmes).
B – L’épilogue de la pièce de Molière ?
Les références au Dom Juan (avec un « m » à « Dom ») de Molière sont omniprésentes à cause des personnages (cf. ci-dessus). Or, à la fin de la comédie de Molière, le personnage meurt, abattu par la foudre (punition divine, cf. résumé de la pièce). On pourrait donc penser que le poème de Baudelaire constitue une sorte d’épilogue par rapport à l’acte V de la pièce (avec, malgré tout, une ellipse concernant l’arrivée du personnage dans les cercles des enfers).
On se souviendra aussi que la barque apparaît chez Molière au début de l’acte II, dans une scène burlesque : Dom Juan et Sganarelle, qui ont failli se noyer, ont été sauvés par deux paysans qui rapportent l’épisode dans une langue presque incompréhensible (en patois).
Au vers 12, le poète évoque l’attitude irrespectueuse de Dom Juan vis-à-vis de son père (métonymie : le « front blanc » évoque la sagesse liée au grand âge).
Le parallèle paraît encore plus évident quand on fait le lien entre les cinq actes des pièces classiques et les cinq strophes du poème.
C – Une temporalité indéfinie propre à l’univers baudelairien
Le flou temporel est entretenu tout au long du poème : l’impression d’action, de mouvement (verbes de la 1ère strophe + « traînaient un long mugissement » + « coupait le flot noir » + le « sillage » qui indique clairement le mouvement de la barque) contraste avec une impression de calme (« calme héros »), comme si le temps était figé. Et c’est peut-être justement la temporalité des enfers selon Baudelaire, la temporalité de la mort : le personnage semble avancer dans un temps qui s’est arrêté, et n’aboutira donc jamais à rien… Il serait ainsi voué à poursuivre son voyage éternellement. Cf. « Le Voyage », p. 186 : les deux dernières strophes présentent la mort comme un voyage éternel vers un « inconnu », qu’il soit « Enfer ou Ciel ». La mort serait la solution pour échapper à une réalité détestée, et l’on pourrait ainsi penser que Baudelaire s’identifie à Don Juan (ou que Don Juan symbolise la condition du « poète maudit »).
Transition : La référence à Molière place le texte Baudelaire dans le « sillage » des nombreux auteurs qui ont réécrit le mythe de Don juan, mais on perçoit déjà la spécificité et la modernité du point de vue baudelairien, qui repose sur des ambiguïtés, des ellipses, des non-dits. A cet égard, on peut effectivement se demander si Don Juan est un personnage central ou marginal.
II – Don Juan : personnage central ou marginal ?
A – La position centrale de l’accusé
Dans la strophe centrale du poème (3e quatrain), le personnage est désigné par son père comme coupable (geste symbolique du « doigt tremblant » qui « montr[e] »). Autour de ce point central (très précisément : remarquez l’enjambement du vers 10 au vers 11, avec à la fin du vers 10/20 le « doigt tremblant » qui nous indique aussi le milieu du texte, et au début du vers 11/20 le verbe « Montrait ») se déploie le poème, à l’intérieur de frontières qui sont celles des strophes et des vers, mais comme nous l’avons dit, les limites temporelles, elles, ne sont pas fixées… De la même façon, si vous observez le tableau, vous remarquerez que la barque se situe au centre de la toile, que Don Juan lui-même se trouve au milieu de la barque (chemise blanche), mais que la scène se déploie évidemment hors cadre, à gauche, à droite, au dessus et en dessous… Autrement dit, Baudelaire semble nous donner dans son poème un équivalent intéressant des limites mais aussi de la puissance suggestive de l’œuvre de Delacroix (de même que le peintre nous suggère que la mer s’étend sur la gauche et sur la droite du tableau, de même Baudelaire nous suggère que l’histoire de Don Juan s’explique par ce qui s’est passé avant le récit que l’on découvre dans la première strophe, et se prolonge au-delà de la cinquième strophe ; quant aux limites, ce sont celles du cadre, du châssis de la toile, et celles du poème qui se déploie de manière linéaire, de strophe en strophe, de vers en vers).
Cette explication résout les problèmes narratifs soulevés dans la première partie…
B – La désignation du personnage
Dans l’analyse littéraire, on parle de « désignateurs » : ce sont les termes utilisés pour caractériser, pour nommer un personnage. Ce terme paraît particulièrement approprié concernant Don Juan, ce dernier étant désigné comme coupable...
Vers 1 : « Don Juan » : en première place dans le poème, mais, bizarrement, il ne fait rien (si ce n’est « donn[er] son obole à Charon ». Dans les vers suivants, le récit se focalise sur un damné anonyme, un « sombre mendiant » (noter la diérèse). D’où l’idée d’un Don Juan d’emblée central et marginal (central par sa place au début du premier vers, dans ce qu’on appelle l’incipit d’un poème ; mais très vite marginalisé puisqu’il semble passer au second plan derrière un personnage de moindre importance…).
Dans ce sens, Don Juan réapparaît dans la 2e quatrain, très tardivement, à travers le pronom « lui » : ici, la narration se focalise sur le groupe des « femmes » qui « mugisse[nt] ».
Strophe 3 : nouveau désignateur : « fils audacieux » (connotations péjoratives de l’adjectif, étant donné le contexte, cf. vb « railla »).
Strophe 4 : ce ne sont plus les liens du sang, mais ceux du mariage, avec un adjectif encore plus péjoratif : « l’époux perfide ».
Ces désignateurs indiquent un personnage coupable, marqué par la faute, le péché.
Enfin, dans le dernier quatrain, Don Juan est qualifié de « calme héros », ce qui contraste singulièrement avec les autres désignateurs. Pourquoi ?
C – Un héros moderne : la figure du dandy
La dernière strophe paraît énigmatique : comment expliquer l’impassibilité du personnage, son indifférence au spectacle terrifiant qui s’offre à ses yeux et qu’il préfère ignorer en « regarda[nt] le sillage ». Il se montre même dédaigneux (v. 20). On peut aussi s’étonner du terme « héros », connoté positivement (d’autant plus qu’il est précédé de l’épithète « calme »). On pourrait parler d’absence de pathétique face à une situation tragique (suggestion à développer su vous voulez…).
Beaucoup de critiques y ont reconnu la figure du dandy, chère à Baudelaire. Cf. cours précédent sur les extraits de Mon Cœur mis à nu : définition du dandy (noter aussi que Baudelaire y parle du « héros », du « vrai héros » qui est profondément « seul » : c’est bien le cas de Don Juan). Le dandy ne prête pas attention à la misère du monde, il n’est pas touché par la misère des hommes. D’ailleurs, il est « courbé sur sa rapière » : l’épée symbolise le duel, combat considéré comme noble, pratiqué encore au XIXe siècle bien qu’il soit illégal.
Finalement : Don Juan, comme le dandy, comme Baudelaire, est un personnage à la fois marginal (par rapport à une société qu’il méprise), et central (par son esprit, par son attitude, fût-elle méprisante).
Transition :
Ainsi, le Don Juan de Baudelaire serait un véritable héros moderne, bien plus qu’une simple reprise du personnage moliéresque. Que dire alors des autres références culturelles innombrables ?
III – Les références culturelles (littéraires et artistiques)
A – Les références mythologiques
Virgile
raconte la descente aux enfers d’Enée dans L’Enéide (Ier siècle avant J-C). Au XIVe siècle, Dante reprend ce mythe en racontant sa propre descente aux enfers, guidé par Virgile… Delacroix a d’ailleurs représenté les deux personnages dans le tableau qui l’a rendu célèbre en 1822 : Dante et Virgile aux enfers, encore appelé La barque de Dante… Les coïncidences sont nombreuses…
Dès le titre et dès le premier vers (« enfers » ; « descendit »), la référence à la mythologie est claire. Comme chez Dante, les damnés, se tordent, sont pris de convulsions, tremblent, frissonnent, paraissent déments, pleurent (relevez les occurrences, cf. les « morts errant[s] » ; on pourrait noter un effet de dramatisation dans chaque strophe — puisque chaque strophe correspond à une scène différente).
Références précises à la mythologie chez Baudelaire : « l’onde souterraine » évoque les fleuves des enfers (le Styx ou le Léthé, cf. p. 195 : le fleuve infernal est la métaphore de la salive de la femme, qu’elle transmet au poète dans un baiser). On relèvera aussi le « flot noir ». Charon (ou Caron) est le passeur (faites des recherches…).
B – L’horreur des sons
Delacroix, qui a fourni la source picturale du poème de Baudelaire, s’est lui-même inspiré du Don Juan de Byron, poète anglais considéré dans toute l’Europe comme un génie littéraire et comme un héros (il s’était engagé, non seulement intellectuellement, mais aussi physiquement, auprès des Grecs qui se battaient pour leur indépendance dans les années 1820). Dans le long poème de Byron, composé en 1819, on trouve l’épisode qui a directement inspiré Delacroix (cf. légende en dessous du tableau). Dans « Don Juan aux enfers », l’atmosphère est aussi sombre que dans le tableau de Delacroix (« noir firmament », « flot noir »). Baudelaire n’a pas gardé l’idée du cannibalisme, mais il a mis l’accent sur les effets sonores. L’horreur du cannibalisme devient horreur du bruit.
En effet, la matière sonore du poème est particulièrement âpre, grinçante : amusez-vous à relever toutes les voyelles nasales dispersées dans l’ensemble du poème ([an] — orthographe « -en » ou « -an » — et [on]). Remarquez leur place dans les rimes des quatre premiers quatrains, ainsi que dans des mots comme « mendiant », « montrant », « tremblant »… Il s’agit en quelque sorte d’une déclinaison des voyelles constituant le nom du personnage. Ce « vacarme » correspond en outre aux bruits suggérés dans les vers, en particulier le « long mugissement des femmes ».
C – Le symbole universel de la barque
Dans toutes les civilisations, la barque symbolise le voyage des vivants ou des morts. Ce voyage doit aussi être entendu comme un voyage spirituel. Nous avons déjà parlé du thème du voyage chez Baudelaire : c’est un voyage vers la mort (cf. section « La Mort »), envisagée comme seule solution pour échapper à la réalité, pour rejoindre peut-être un « idéal ». Dans « Don Juan aux enfers », ce voyage se fait dans l’obscurité, dans une atmosphère à la fois tragique et dramatique typique du spleen baudelairien.
Du point de vue symbolique et psychanalytique (vous commencez à avoir l’habitude…), la barque représente à la fois le cercueil (puisqu’elle transporte les morts vers leur dernière destination) et le berceau (cf. expression « être bercé par les flots »). On considère souvent que l’élément liquide symbolise la femme : ce serait un lointain souvenir (inconscient) de la vie du bébé avant sa naissance, quand il baignait dans le liquide amniotique. Dans l’univers spleenétique de ces enfers baudelairiens, les femmes font penser à des « charognes » repoussantes (cf. lecture cursive) ; pourtant le « héros » reste « calme » (l’adjectif garde toute son étrangeté, vu le cadre effroyable évoqué dans les 18 vers précédents).
Conclusion :
Faites des propositions dans les commentaires ! Je ferai une compilation avec ce qu’il y aura de mieux, en espérant qu’il y ait du mieux. N’hésitez pas à poser des questions, ou à me soumettre d’autres interprétations.
Pour vous faire une idée du nombre impressionnant de réécritures du mythe de Don Juan :
http://michel.balmont.free.fr/pedago/domjuan/versions.html
Plus ludique, un site entièrement consacré au mythe de Don Juan à travers l’Europe :
http://www.don-juan.org/
Il faudrait aussi lire une biographie de Byron (il sera encore question de lui ainsi que de Delacroix dans la prochaine lecture analytique) ; vous avez l'embarras du choix :

1 Comments:

Anonymous Anonyme said...

ù

samedi, 04 mai, 2013  

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