Séquence 4 (Les Fleurs du Mal : Baudelaire et le "culte des images")

Cours destinés aux élèves de 1ES2 et de 1S1 du lycée Charles Deulin.

mardi, mars 28, 2006

Lecture cursive (1)

Lecture cursive : quelques poèmes des FDM avant de nous lancer dans les lectures analytiques.
Intérêt de cette lecture cursive :
- se familiariser avec l’écriture poétique de Baudelaire ;
- retrouver la fascination du crime et du mal pour faire le parallèle avec Mon Cœur mis à nu ;
- retrouver le désenchantement, l’ironie et parfois le cynisme ;
- mieux comprendre le titre du recueil ;
- Aborder plus précisément la question du « culte des images » dont parle Baudelaire dans Mon Cœur mis à nu.

Remarque : les textes proposés se situent tous dans la section des FDM intitulée « Spleen et Idéal ». C’est à la fois la plus longue et la plus connue des sections du recueil.
2e remarque : le travail n’a d’intérêt que si vous lisez préalablement les textes indiqués…

XXIX. — « UNE CHAROGNE » (p. 80 dans votre édition)
Texte (et explication) sur
http://www.chez.com/bacfrancais/charogne.htm
Ici, l’horreur apparaît d’emblée dans le titre. Or, le lecteur ainsi que la femme à qui le poète s’adresse (celle qu’il appelle avec beaucoup de délicatesse « mon âme ») vont d’horreur en horreur, puisque cette charogne est en fait le cadavre d’une femme. La dépouille paraît vivante tant elle est animée d’une vie microscopique : celle des insectes et des bactéries qui provoquent des écoulements de liquides, des émanations repoussantes (la puanteur), et même des mouvements étranges du corps. Ce poète peut sembler sadique, pervers, car il commence par évoquer un cadre bucolique (comme l’aurait fait un poète de la Renaissance, ou Perrault, souvenez-vous du moment où le Prince découvre Griselidis, au cœur d’une forêt…) propice à la romance, mais termine par une conclusion bien peu galante en disant à sa bien-aimée qu’elle sera un jour aussi décomposée que la charogne…
La modernité de Baudelaire apparaît ici dans le détournement des codes de la poésie traditionnelle (un peu comme une perversion du « Mignonne, allons voir si la rose… » de Ronsard : Baudelaire dit clairement : « Mignonne, tu te souviens de ce cadavre puant ? »). Le ton est donc celui de l’ironie et du cynisme : le poète amoureux ne croit plus à la sincérité et à la pureté des rapports entre les hommes et les femmes. A son époque (au XIXe siècle), les rapports amoureux sont marqués par le désenchantement, le spleen, et la dérision représente peut-être un refuge, ou un masque cachant des maux profonds (au niveau moral, mais aussi physique : Baudelaire était atteint de la syphilis, qu’il avait sans doute contractée au contact de prostituées).
Si vous ne connaissez pas le poème de Ronsard :

VI. — LES PHARES (p. 64)
Allez sur http://www.chez.com/bacfrancais/baud_fm.htm, et cliquez sur le numéro VI (idem pour les poèmes suivants).
Les « phares » sont une métaphore des génies qu’admire Baudelaire, ceux qui pour lui sont des modèles, des Autorités (cf. séq. 1 et 2), ceux qui le guident dans son art (dans son écriture poétique), au sens où un phare guide un navire, lui permet de se repérer et de se frayer une voie pour avancer. On voit donc à quel point les connotations de ce mot sont importantes : en admirant les « phares », c’est-à-dire les grands artistes, et plus précisément les peintres classiques, le poète moderne qu’est Baudelaire pourra progresser dans la voie d’une poésie moderne. Chacune des huit premières strophes correspond à un peintre différent : on retrouve bien l’idée du « culte des images ». On y trouve des peintres de la Renaissance italienne (Léonard de Vinci, Michel-Ange), du XVIIe siècle (Rembrandt), du XVIIIe siècle (Watteau, Goya), et un seul peintre contemporain : Delacroix. Ce dernier est en effet, selon Baudelaire, à la fois le plus grand des classiques et le plus grand des modernes, c’est-à-dire le plus grand génie. Il serait le seul à réunir ces deux qualités, d’où sa place parmi les phares, au même titre que certains peintres des siècles passés.
Attardez-vous sur certains quatrains : Baudelaire ne fait pas de portraits ; il ne s’agit pas de notes biographiques. Son but est de traduire dans le langage poétique, au moyen d’images (souvenez-vous de la polysémie de ce terme évoquée dans Mon Cœur mis à nu) l’impression que laissent en lui les œuvres des peintres. Ainsi, à propos de Delacroix, la tonalité est sombre, sinistre, tourmentée (« lac de sang hanté de mauvais anges », v. 29).

Plus rapidement : LA MUSE MALADE / LA MUSE VENALE (deux sonnets)
La « muse » renvoie à l’inspiration poétique et à une tradition qui remonte à l’Antiquité, mais ici, tout comme dans « Une charogne », la tradition se trouve pervertie : la muse a perdu sa fraîcheur et sa pureté puisqu’elle est malade (cf. le titre du recueil : Les Fleurs du Mal, et la variante dans la dédicace à Théophile Gautier, p. 53 : « fleurs maladives »). Autrement dit, chez Baudelaire, le mal, ce n’est pas seulement le crime, l’horreur, la mort, mais cet aussi (et d’abord par un lien étymologique), la maladie. Remarquez les tercets de la « muse malade » : on y perçoit une nostalgie de l’Antiquité, d’un âge d’or qu’on ne retrouvera jamais, d’où l’expression du regret au conditionnel, dans une formulation désespérée (« Je voudrais qu’exhalant l’odeur de la santé… »).
Quant à la muse vénale, c’est la prostituée (cf. définition de l’adjectif « vénal », à vos dictionnaires…), celle qui « étale ses appas » pour « gagner son pain » (je n’ai pas de crochets pour indiquer les changements dans la citation…).

IX — LE MAUVAIS MOINE (p. 66)
Après deux figures féminines, une figure masculine, associée à la religion catholique. De même que le poète déplorait un âge d’or rejeté dans un passé lointain (« La muse malade »), il semble regretter l’ « austérité » et la « simplicité » de ce l’on pourrait appeler l’âge d’or de la religion catholique (en l’occurrence le Moyen-Âge). Remarquez le tiret au début du premier quatrain, qui signifie que le poète, dans un mouvement de repli, parle de lui, de son « âme », qui devient métaphoriquement un « tombeau ». Ce « moine fainéant » est frappé d’un mal que l’on appelait au Moyen-Âge l’acédie, c’est-à-dire une forme de mélancolie… C’est donc une variante plus ancienne du spleen. Rappelez-vous aussi de l’importance de la figure du prêtre dans Mon Cœur mis à nu (le prêtre détient le savoir, mais le moine, qui représente ici Baudelaire lui-même, est « fainéant »…).

X — L’ENNEMI (p. 67)
Dans « Le mauvais moine », le poète paraissait enferré dans une mort éternelle (« un tombeau que… Depuis l’éternité je parcours et j’habite »). Dans « L’Ennemi », le thème du temps apparaît de manière allégorique (l’ennemi, c’est le temps, comme l’indique le vers 12). On notera l’importance des saisons, des éléments (le cosmos : tonnerre, pluie), les symboles liés à la mort (comme le « tombeau », que l’on avait déjà rencontré dans le poème précédent). Ce poème donne une nouvelle approche du spleen, qui s’explique, entre autres, par l’impression que le temps passe trop vite… Mais c’est beaucoup plus que cela : après la répétition de l’exclamation au vers 12 (registre pathétique), le poète dit que « le Temps mange la vie » : il s’agit bien de dévoration (cf. « ronge » au vers 13, et l’image du vampire au vers 14).
Par ailleurs le premier tercet fait clairement allusion aux « fleurs du mal ». Il s’agit ici d’une question sans réponse, comme si un maigre espoir était quand même permis, comme si les « fleurs » (métaphore dont il est difficile d’expliciter le comparé : la poésie, l’amour, les relations humaines… ?) pouvaient peut-être pousser sur un sol pourtant complètement « lavé » (autrement dit un sol complètement appauvri, stérile).

XI — LE GUIGNON (p. 68 ; cherchez le sens de ce terme)
Notez la particularité de ce sonnet, écrit en octosyllabes.
Un vers célèbre à retenir (pas dur) : « L’Art est long et le Temps est court ».
Par rapport au sonnet précédent : reprise du thème du temps, articulé par rapport au thème de l’art. Pour paraphraser le vers : l’artiste (tout grand artiste, tout génie) n’a pas assez de temps pour réaliser son œuvre.
Remarquez le « cimetière », qui fait écho au « tombeau » dans les deux poèmes précédents ; les « pioches » et les « sondes » qui rappellent la « pelle » et les « rateaux » de « L’Ennemi ». Enfin, à nouveau, la « fleur » dans le dernier tercet.

Passons…

Le thème du voyage dans « Bohémiens en voyage » (p. 69), et encore une variante à propos de la fleur au vers 14 : le grillon « Fait couler le rocher et fleurir le désert » (deux oxymores, la dernière reprenant l’idée de « L’Ennemi », c’est-à-dire les fleurs poussant sur un sol stérile).

Enfin, « L’homme et la mer » reprend un topos poétique (de la Renaissance au romantisme du début du XIXe siècle). Chez Hugo ou Chateaubriand, l’homme et la mer sont en harmonie (cf. macrocosme/microcosme) ; Baudelaire reprend cette idée avec la métaphore du « miroir » (vers 2), mais il évoque aussi un conflit au dernier vers.

Conclusion :
A travers la lecture de quelques pièces, on peut se faire une idée de la cohérence du recueil et de la section « Spleen et Idéal » en particulier : les poèmes s’enchaînent non comme les différentes étapes d’un récit, mais selon une logique proprement poétique dans laquelle les effets de reprises et d’échos, parfois de contrastes, permettent au lecteur de cerner progressivement les caractéristiques du spleen baudelairien. Le mal, la maladie, l’horreur, la douleur, les orages, la stérilité du sol, le voyage et l’eau sous toutes se formes (larmes, pluie, mer…) nous conduisent ainsi vers une descente aux enfers, qui reprend tous ces éléments dans le poème suivant, celui que nous allons étudier sous forme de lecture analytique : « Don Juan aux enfers », p. 70.