Séquence 4 (Les Fleurs du Mal : Baudelaire et le "culte des images")

Cours destinés aux élèves de 1ES2 et de 1S1 du lycée Charles Deulin.

dimanche, juin 25, 2006

Parcours de lecture dans le Journal de Delacroix


p. 11: mercredi 31 mars 1824.
Delacroix énonce les règles de vie qui lui permettent de travailler dans de bonnes conditions. Il est alors au début de sa carrière artistique, s'étant fait remarquer deux ans auparavant au Salon de 1822 avec son Dante et Virgile aux Enfers. En 1824, il travaille aux Scènes de massacres de Scio pour son deuxième Salon. Malgré sa jeunesse, il se sent très éloigné des "prétendus artistes" qui n'ont aucune véritable hygiène de vie: ces (mauvais artistes) ont besoin de la "société des autres" et ne comrennent pas que la "solitude" est une condition nécessaire pour accomplir une oeuvre digne de ce nom. de même, il faut "vivre sobrement comme Platon".
D va encore plus loin sur le thème de la solitude en affirmant que de toute façon, on perd son temps à vouloir communiquer ses sentiments à autrui: "Quel que soit le plaisir de communiquer son émotion à un ami, il y a trop de nuances à s'expliquer".
D conclut en affirmant à nouveau "la nécessité de voir l'atelier seul et de vivre seul": cette "réforme" (c à d ce changement d'opinion et de comportement, puisque D, comme tous les peintres de son époque, a d'abord commencé par le travail en atelier, avec le peintre Guérin, chez qui il a travaillé auprès de Géricault), cette réforme, donc, est l'un des signes de la modernité de D, qui prône un travail individuel, voire individualiste, où seuls comptent le tempérament, l'imagination, l'énergie, la puissance créatrice et, ne l'oublions pas, la technique d'un seul homme, maître de son oeuvre, et qui n'est pas prêt à la partager avec qui que ce soit. En ce sens, D est effectivement moderne et romantique (puisque le romantisme s'explique souvent par le développement du culte du moi, dans tous les arts). On peut opposer ce point de vue au travail que nous avons pu observer chez Rubens (l'un des "phares" de Baudelaire, et aussi l'un des maîtres absolus de D), qui travaillait en atelier, et qui a produit des milliers de tableaux répandus dans les cours, les cathédrales et les églises de toute l'Europe.

p. 13: dimanche 11 avril 1824.
D y parle de son imagination, notion essentielle chez lui et aussi chez Baudelaire, qui parle quant à lui d'une "imagination créatrice". Cela fait bien sûr penser à ce que nous appelons inspiration, mais B et D n'emploient pas souvent ce terme.
D évoque ses frustrations, non qu'il manque d'imagination... au contraire, il est sujet à une imagination débordante qu'il n'arrive pas à canaliser: Le problème est que s'il attend trop longtemps avant de traduire sur une toile ce qu'il a imaginé, il perdra l'énergie créative du moment même où il a conçu mentalement le tableau. Le peintre paraît ainsi complètement dépassé par son imagination. On comprend dès lors pourquoi B parle du génie de D.

p. 19: 29 janvier 1832.
Ces pages permettent de comprendre l'intérêt de D pour l'exotisme, à travers sa vision de l'Afrique du Nord. La description qu'il en fait nous fait rentrer dans l'esprit du peintre, qui décrit les paysages et les scènes comme s'il avait déjà sous les yeux un tableau: il parle des "taches d'herbes brunes sur le sable", des "contrastes" de couleurs, des "scènes de chevaux qui se battent" (D aime particulièrement peindre les chevaux, tout comme Géricault, cf. le cheval cabré dans La Mort de Sardanapale, ou dans les Scènes de massacres de Scio).

p. 55 : 4 avril 1854.
D entreprend ici de comparer la peinture aux autres arts. Il affirme la supériorité de la peinture, qui peut présenter des idées, « peindre qqch à l’esprit » même quand l’œuvre est inachevée, même sous forme d’ébauche d’esquisse, alors qu’en littérature ou en musique, il faut que le travail soit accompli pour qu’il prenne tout son sens (la raison en est que ces deux formes d’art ne développent les idées que « successivement »).
Ainsi, on pourra se souvenir de l’esquisse de La Mort de Sardanapale (cf. image ci-dessus), qui ne présente la scène que grossièrement, mais qui exprime déjà toute l’horreur et la sensualité mêlées (cf. Eros et Thanatos) de cette scène de massacre.
Delacroix est non seulement un grand artiste, mais aussi un vrai critique dont les jugements précis et réfléchis témoignent d'un tempérament proche de celui de Baudelaire, qui considérait qu'un artiste digne de ce nom devait aussi être un critique exigeant (ce qu'il était lui-même).

lundi, avril 10, 2006

Texte 4 : "A UNE MENDIANTE ROUSSE", pp. 128-130

Émile DEROY (Paris, 1820 - Paris, 1846), La petite mendiante rousse (vers 1843 - 1845). Tableau de petit format (H. : 0,46 m. ; L. : 0,38 m).
Ce portrait prestement brossé représente une petite chanteuse des rues qui se produisait à Paris dans les cafés des Champs-Élysées. Sa chevelure rousse et sa silhouette gracile inspirèrent aussi Théodore de Banville et Baudelaire, lequel lui consacra un poème des Fleurs du Mal.
Au même titre que « Les sept vieillards », « Les petites vieilles » ou encore « A une passante », « A une mendiante rousse » s’insère dans la section des Fleurs du Mal intitulée « Tableaux parisiens ». En fait de tableau, il s’agit en l’occurrence du portrait d’une jeune fille qu’a fréquenté Baudelaire dans les années 1840-1845. Contrairement à la célèbre « passante », la « mendiante rousse » est toute déguenillée, conformément à la situation du personnage réel qui a inspiré le poète.
Problématique :
Ce texte étant un poème de jeunesse, écrit à une époque où Baudelaire était en train d’acquérir une culture classique par la lecture d’auteurs des siècles passés, on pourra se demander s’il s’agit d’un poème moderne, d’autant que l’auteur s’appuie explicitement sur des modèles littéraires de la Renaissance et du XVIIe siècle.
I – Un pastiche plein d’archaïsmes : le jeu avec la tradition poétique
A – Les références à la Renaissance
Référence historique : les Valois dans la strophe 12 : allusion à la famille royale, symbole de gloire (cf. dédicace des Antiquités de Rome de Du Bellay au roi Henri II par ex.), de puissance politique et militaire, mais aussi de raffinement artistique (goût pour les arts : François Ier fait travailler des artistes italiens en France) et amoureux… (la strophe citée y fait clairement allusion, avec les « baisers », la rime « lits » / « lis »… cf. importance de la poésie amoureuse à la Renaissance, sur le modèle du Canzoniere de Pétrarque).
La « poète chétif » (v. 5) peut faire écho à un auteur comme Du Bellay, qui emploie souvent cet adjectif pour parler de lui-même dans les Regrets. Or, Baudelaire lit justement les poètes de la Pléiade dans les années 1840 (sur les recommandations du critique Sainte-Beuve, qui remet « au goût du jour » les poètes de la Renaissance).
En outre, la langue elle-même est volontiers archaïque dans certains vers : des mots comme « valetaille » et « déduit » paraissent décalés (« déduit » est déjà archaïque à la Renaissance : c’est de l’ancien français). La forme verbale [aller + participe présent] (vers 45 et 49), qui indique une action « en train de se faire », est elle-même archaïque. On pourrait aussi parler de la rime « mutins » / « lutins », qui paraît désuète, décalée chez Baudelaire. Enfin, l’ancien verbe « gueuser » signifie « mendier ».
B – L’éloge paradoxal de la gueuse
Le locuteur fait l’éloge d’une mendiante puisqu’il parle de sa « beauté » tout en soulignant son dénuement et sa pauvreté (première et dernière strophes) : c’est ce que l’on appelle un éloge paradoxal (noter la rime aux vers 3 et 4). Ce procédé pourrait paraître moderne… s’il n’avait déjà été utilisé deux siècles auparavant par des poètes baroques. Tristan L’Hermite a laissé un sonnet connu s’intitulant « La belle gueuse » :
Ô que d'appas en ce visage
Plein de jeunesse et de beauté,
Qui semble trahir son langage
Et démentir sa pauvreté !
Ce rare honneur des orphelines,
Couvert de ces mauvais habits,
Nous découvre des perles fines
Dans une boîte de rubis.
Ses yeux sont des saphirs qui brillent,
Et ses cheveux qui s'éparpillent
Font montre d'un riche trésor.
À quoi bon sa triste requête,
Si pour faire pleuvoir de l'or,
Elle n'a qu'à baisser la tête !
Il paraît donc évident que le texte de Baudelaire est au moins en partie un pastiche du sonnet de L’Hermite (cf. la même rime « beauté » / « pauvreté », la description des habits, ou les allusions à l’or, à aux pierres précieuses, à l’aspect brillant…).
— A vous de relever tout le vocabulaire de la beauté et de la pauvreté dans le poème…
C – Un modèle contemporain : Gautier
Baudelaire s’inspire donc d’auteurs de la Renaissance et du XVIIe siècle, mais il est avant tout un grand lecteur des poètes contemporains, parmi lesquels Hugo (à qui il dédie « Le cygne » dans les « Tableaux parisiens » — juste après la « Mendiante rousse ») et Gautier, à qui il dédie ses « fleurs maladives » de manière très grandiloquente (cf. p. 53). Or, la forme de la « Mendiante rousse » ressemble étrangement à celle de « L’art » de Gautier : 14 quatrains constitués de vers courts et irréguliers… Même si le poème de Gautier paraît en 1852 dans le recueil Emaux et Camées, on peut se demander si Baudelaire n’en a pas eu connaissance auparavant.
Quel serait l’intérêt de ce rapprochement entre les deux poètes ?
Gautier, poète parnassien, théoricien de l’Art pour l’art, préconise une rigueur dans le travail poétique, qui n’autorise aucune liberté : le poète s’impose des contraintes formelles strictes et travaille les mots comme le ferait un sculpteur taillant le marbre (cf. texte complémentaire). Ainsi, Baudelaire choisit une forme complexe : strophes composées d’heptamètres et de vers de quatre syllabes (retour très fréquent de la rime, les vers étant particulièrement courts, d’où une matière sonore très dense : musicalité du poème — donner qqs ex.).
II – Une muse typiquement baudelairienne
A – Une « muse malade »
Cf. sonnets VII et VIII dans « Spleen et idéal », pp. 65-66.
« Fleurs maladives », « muse malade », « jeune corps maladif » (vers 6, en harmonie avec un « poète chétif »)… « poète […] débraillé, maladif » dans « Le Tasse en prison »… La maladie est bel et bien une thématique baudelairienne récurrente. Chez Du Bellay, la muse s’enfuit du poète, elle lui devient étrangère (sonnet 6, p. 77 dans votre édition des Regrets : « Et les muses de moi, comme étranges, s’enfuient ») ; chez Baudelaire, une étape supplémentaire est franchie, avec des muses malades et vénales.
— Allusions à la relation charnelle dans le poème (éléments physiques évoquant la séduction, sous-entendus, etc.) : faites un relevé. Par ex., les vers 22-23 qui associe les « péchés » (le mal) aux « beaux seins, radieux / Comme des yeux » de la mendiante — on se souvient aussi de l’importance des yeux dans la poésie baudelairienne, cf. « Une martyre »).
Evidemment, on pourrait aussi parler des connotations de la rousseur (symbolise le diable…).
B – De l’être de chair à l’être imaginaire
A l’origine du poème : une jeune fille bien réelle, qui inspiré d’autres artistes, comme Emile Deroy (cf. tableau ci-dessus), Banville, ou Pierre Dupont (eh oui, c’est un poète — médiocre — ami de Baudelaire) qui a écrit « La joueuse de guitare » en référence à la même jeune fille.
Cependant, par les échos que cette mendiante rousse suscite dans l’ensemble du recueil, il paraît évident que l’intérêt du poème n’est pas simplement de rendre hommage à une personne qui a marqué des jeunes artistes fréquentant des lieux peu recommandés (cf. cadre urbain avec l'allusion ironique de la strophe 12)… Ainsi, l’être de chair (rappelons l’omniprésence de la sensualité et du registre érotique dans ce poème) devient, par l’écriture poétique, un être imaginaire, une « muse malade », en quelque sorte recréée par la volonté du poète (poète « chétif », mais néanmoins poète et véritable créateur). La créature prend forme dans le texte (cf. fin du commentaire de « Une martyre » : l’articulation créateur/créature) grâce à la volonté du poète, c’est-à-dire la puissance de son imagination. Les notions de « volonté » et d’« imagination » sont fondamentales dans l’esthétique baudelairienne : elles sont caractéristiques de ce qu’il appelle le génie et le tempérament (cf. texte compl. à ce sujet). Or, dans le premier poème des « Tableaux parisiens », « Paysage », le poète évoque justement sa « volonté » qui lui permet de créer tout un monde, alors même qu’il se trouve dans sa chambre, les volets fermés, sans regard sur le monde extérieur : de la même façon, la « mendiante rousse » est le fruit de « l’imagination créatrice » (expression que Baudelaire emploie dans ses Essais critiques) du poète.
Grâce à cela, on peut comprendre certaines tournures syntaxiques du poème, qui paraissent étranges : « Au lieu de… », « En place de… » (vers 13 et 17) indiquent que le poète substitue ce qu’il imagine à la réalité. Ensuite, il commence les strophes 6 et 7 par des subjonctifs à valeur injonctive : « Que des nœuds mal attachés / Dévoilent… », « Que pour te déshabiller / Tes bras se fassent prier… » (c’est bien l’expression de la volonté). C’est bien dans ces passages que le personnage réel devient personnage fictif, qui n’a d’existence que poétique…
C – La mendiante : une image de l’imperfection du poème baudelairien
La poésie de Baudelaire, d’une manière générale, est à l’image de cette mendiante : imparfaite, étrange, bancale, et belle à la fois. C’est dans ce paradoxe que l’on peut appréhender la modernité de Baudelaire, modernité qui s’affirme dès ces années de formation (rappelons que Baudelaire a une vingtaine d’années quand il rédige le poème).
On a déjà parlé des rapports entre Baudelaire et Gautier… Gautier emploie l’image du « cothurne étroit », qui renvoie aux contraintes formelles du poème… Cf. vers 11 dans « A une mendiante rousse ». Or Baudelaire préfère les « sabots » aux « cothurnes », c’est-à-dire, si l’on pense aux connotations, la lourdeur au raffinement. Dès lors, on peut se demander s’il ne parodie pas Gautier. Cela paraîtrait contradictoire, étant donné la dédicace des FDM, mais Baudelaire entretient toujours des rapports ambigus avec ses « maîtres » (il en est de même en ce qui concerne ses relations avec Hugo).
Ainsi, Baudelaire choisit certes une forme poétique contraignante, mais les contraintes qu’il s’impose ne rendent pas le poème beau au sens classique : c’est une beauté étrange, associée à la maladie, à des défauts que certains pourraient trouver repoussant (Cf., dans les Essais critiques : "Le beau a toujours quelque chose de bizarre"). A l’image des sabots, le poème de Baudelaire avance de manière quelque peu chaotique, maladroite (cf. association des vers pairs et impairs, utilisation de rimes uniquement masculines dans un poème qui fait l’éloge d’une femme qui imposerait plutôt des rimes féminines, plus douces).
Enfin, le poète est à l'image de son oeuvre : il n'a plus la noblesse des Anciens et traite la jeune fille avec désinvolture (strophe 13).

lundi, avril 03, 2006

Texte 3 : "UNE MARTYRE", pp. 159-161


Eugène Delacroix, La Mort de Sardanapale, 1827 (dimensions : H. : 3,92 m. ; L. : 4,96 m).
Trois questions préparatoires, auxquelles vous pouvez répondre d'ici jeudi :
1. Analyse de la forme du poème (strophes, vers, rimes, mais aussi disposition du texte sur la page).
2. Quel type de rapport entretient ce poème avec La Mort de Sardanapale de Delacroix ?
3. Analysez le titre (sens, connotations, rapport avec le poème).
Si vous vous sentez d'attaque, proposez, comme d'habitude : intro, plan, etc.
Problématisation :
Comme pour les deux premiers poèmes étudiés dans cette séquence, celui-ci est marqué par l’influence d’autres œuvres, picturales et littéraires (on parle d’intertextualité dans ce cas). Ces influences artistiques ne sont pas avouées explicitement par Baudelaire (le paratexte n’apporte aucune précision), mais on les retrouve aisément quand on connaît les goûts de Baudelaire en matière de peinture et de littérature. On peut ainsi en faire la liste :
- Mentionnons, pour l’oublier très vite, le sous-titre : « Dessin d’un maître inconnu » : c’est une façon pour le poète de masquer des références sans doute trop évidentes, trop faciles à repérer pour un lecteur contemporain (ce poème paraît dans la première édition des FDM, en 1857).
- Un récit de Théodore de Banville, Note romantique, met en scène un poète, Pierre Suzor (Pierre est le second prénom de Baudelaire), qui se rend chez une grande cantatrice. L’hôtesse étant absente, le poète s’installe dans le salon et compose « une ode sinistre dans laquelle il peignait une femme poignardée au milieu de ce décor raffiné et funèbre, arrangé à souhait pour le plaisir des yeux » (par ailleurs, un journaliste rapporte, dans le Figaro du 25 décembre 1864, une anecdote où Baudelaire se serait retrouvé dans une situation analogue : Baudelaire vint un jour s’installer chez la cantatrice Rosine Stoltz, dont il se disait amoureux, fuma six cigares, écrivit un poème et s’écria, quand la maîtresse des lieux rentra : « On ne peut donc plus travailler tranquillement chez soi ! »).
- Un roman d’Honoré de Balzac, La Fille aux yeux d’or (1835), qui a souvent inspiré Baudelaire, en particulier à cause de la description de Paris, considérée comme un enfer.
- Un tableau d’Eugène Delacroix, La Mort de Sardanapale (image ci-dessus), présenté au Salon de 1827-1828 et accueilli par le public sceptique comme une œuvre déconcertante et scandaleuse.
- Un drame de Lord Byron, Sardanapale (1821 ; traduit en France dès 1822), qui a d’abord influencé Delacroix.
- On pourrait même mentionner une cantate du compositeur romantique Hector Berlioz, qui lui permet d’avoir le grand prix de Rome en 1830. Cette cantate s’intitule Sardanapale (rappelons que la femme, dans le récit de Banville et dans l’anecdote relative à Baudelaire est précisément une cantatrice…).
Ainsi, les maîtres connus sont au moins au nombre de quatre. Ce sont tous des artistes romantiques, qui ont exercé leur talent dans des domaines différents : le roman, le théâtre, la peinture, la musique. Or, Baudelaire, on le sait, est un fin critique d’art, qui s’est intéressé de manière pointue à toutes ces formes d’expression, et qui, dans certains de ses poèmes, développe la théorie des « correspondances » entre les sens. Autrement dit, il cherche à trouver des équivalences entre la littérature, la peinture et la musique. Ainsi, il n’est pas étonnant que des œuvres aussi diverses que celles de Byron, Banville, Balzac, Delacroix ou Berlioz aient pu concourir à l’écriture d’ « Une martyre ».
La problématique en elle-même :
L’objet de cette lecture analytique consisterait donc à retrouver, dans ce poème, les diverses formes d’expression artistiques que sont la littérature, la peinture et la musique : comment l’écriture poétique de Baudelaire parvient-elle à mêler ces différents arts ?
De la problématique au plan :
(On pourra laisser la musique de côté dans le développement, l’influence de Berlioz sur Baudelaire n’étant pas avérée : les coïncidences relevées sont intéressantes, mais restent anecdotiques et n'ont pas d'incidence sur l'écriture du poème). En revanche, on développera successivement la mise en scène du poème (création d’un décor romantique bouleversé par l’apparition tragique d’un cadavre), l’aspect pictural notamment à travers les deux couleurs qui ressortent le plus : le rouge et l’or, et enfin la création poétique en elle-même, en essayant de caractériser la position du poète par rapport à la scène qu’il décrit et dans laquelle il finit par jouer lui-même un rôle.
Pour synthétiser :
I – L’aspect théâtral : un décor soigneusement mis en scène (théâtralisation)
II – L’aspect pictural : un tableau rouge et or
III – L’aspect poétique : un créateur (le locuteur/le poète) et une créature (la femme décapitée) équivoques
Développement :
I – Une tragédie soigneusement mise en scène
A – L’installation du décor
On parle communément du décor d’une scène, même dans un roman ou dans tout type de récit : cette métaphore théâtrale est tellement courante qu’on n’y prête guère attention. On peut parler, de manière plus neutre, d’un cadre spatial. Cependant, le terme même de décor, étymologiquement, peut retenir notre attention. En latin, « decus » signifie « ce qui convient, ce qui est séant, c à d bienséant ». Et, effectivement, dans les deux premières strophes, le locuteur, qui endosse le rôle d’un descripteur (celui qui décrit), plante un décor convenable, agréable, plaisant, raffiné, élégant, où chaque objet semble un signe de bon goût.
Relever les indices descriptifs (flacons, marbres, meubles, tableaux, etc.). Noter les pluriels, synonymes d’abondance des richesses, du luxe.
Cf. goût des belles choses chez Baudelaire (dandysme).
B – Une atmosphère sensuelle
Rien n’est explicite, mais le locuteur suggère la volupté : les « meubles voluptueux », ce sont les meubles qui appellent la caresse (à cause de leur raffinement, de leur beauté). Mais l’adjectif « voluptueux », mis en évidence à la rime, fait inévitablement penser aux caresses que se prodiguent les amants, puisque le descripteur mentionne des « robes » qui « traînent »… Il s’agit en outre d’un cadre intime, qui fait penser dès les premiers vers au boudoir ou à la chambre, comme le précise bientôt le vers 5. La comparaison de la tiédeur à l’atmosphère humide et moite d’une serre achève de faire de la pièce décrite le lieu d’une étreinte amoureuse réalisée ou à venir : l’air « dangereux et fatal » est celui du danger que courent certains amants entretenant une relation passionnelle mais interdite (thème cher à certains auteurs romantiques).
Baudelaire semble avoir repris à Balzac les deux thèmes récurrents dans l’incipit de La Fille aux yeux d’or : « le plaisir et l’or ». L’or d’un luxe raffiné et abondant ; le plaisir des sens (sensualité des parfums, des étoffes, et du décor qui flatte l’œil : odorat, toucher et vue). Plaisir des yeux pour le locuteur, mais aussi pour le lecteur qui se représente la pièce à mesure que la description progresse (reconstitution mentale du décor). Ce plaisir, chez le lecteur, tient sans doute aussi à la disposition particulière du texte, les quatrains paraissant « aérés » et rythmés en raison du retrait par rapport à la marge des vers pairs, et de l’alternance entre les alexandrins et les octosyllabes.
C – La dégradation progressive du décor
Le charme se rompt assez rapidement : le décor typiquement romantique et romanesque se dégrade d’abord par le biais des métaphores, à commencer par « l’air dangereux et fatal ». Au vers suivant, l’adjectif « mourants », la métaphore des « cercueils de verre », puis le « soupir final » contribuent à assombrir l’atmosphère : il ne s’agit finalement que de bouquets de fleurs fanées, mais les termes employés ont des connotations tragiques, et leur abondance signale l’imminence d’un drame.
(Remarque : les « bouquets mourants » représentent une nouvelle variante du titre Les Fleurs du Mal, qui est à la fois le titre du recueil, mais aussi le titre de la section du recueil dans laquelle s’insère « Une martyre »).
Au vers 9, le locuteur dramatise la description, d’autant que l’enchaînement du vers 8 au vers 9 peut s’interpréter comme le passage du sens figuré au sens propre, de l’image à la réalité, de la métaphore (plus exactement de la personnification) à l’horreur d’un corps décapité : le « soupir final » semble être celui de ce « cadavre sans tête », dont le sang est encore « rouge et vivant ».
Ainsi, le décor (étymologiquement : convenable, bienséant), devient malséant, et, pour tout dire, malsain. Il ne reste plus au poète qu’à dévoiler progressivement les détails cruels et sordides de la scène : il se comporte en véritable metteur en scène, qui joue sur les oppositions, les contrastes, qui choque volontairement, et qui use de tous les artifices rhétoriques et prosodiques pour susciter chez son lecteur des émotions fortes.
Ce cadre à la fois raffiné et funèbre a aussi quelque chose de purement pictural, dans la mesure où le descripteur procède comme un peintre qui voudrait créer des effets visuels.
II – Un tableau rouge et or
A – Une vision d’horreur
La réalité de la mort (criminelle) est évoquée avec brutalité. L’horreur se traduit par la sécheresse des termes employés au vers 9 (« un cadavre sans tête »), mais aussi par l’effet hyperbolique des verbes « épancher », « s’abreuver », et du substantif « pré » (lecture complémentaire : « La géante », p. 70, sonnet dans lequel le poète décrit la femme comme une géante qui s’étend « à travers la campagne »).
A la couleur dorée des deux premières strophes s’ajoute le rouge du sang : si Baudelaire précise que le « sang est « rouge », ce n’est pas pour informer un lecteur stupide, mais bien pour l’obliger à se représenter la scène en rouge : l’écriture et le choix précis du vocabulaire conditionnent la vision et les émotions du lecteur.
A l’horreur de la décapitation s’ajoutent des détails crus, d’autres notations sèches (cf. « tronc nu »), mais le comble de l’horreur est atteint au vers 45 : dans cette strophe, le poète suggère que l’ « époux », « l’homme vindicatif » a violé la femme après l’avoir décapitée. Il s’agit d’une question posée par le locuteur, mais les termes concordent : il est question du désir irrépressible de l’homme (« assouvir », « combler »), et de la passivité de la morte (« ta chair inerte et complaisante »), autrement dit du viol d’une morte, d’un acte de nécrophilie, déviance sexuelle des plus immorales, pour ne pas dire inhumaines (cf. procès de Baudelaire pour atteinte aux bonnes mœurs). On retrouve l’association traditionnelle d’Eros et Thanatos, mais dans un contexte tragique et épouvantable. Cette victime est bien la « martyre » d’un amour passionnel, violent, inhumain…
B – Le registre fantastique
Dans ce poème, le fantastique se nourrit d’une horreur poussée à son paroxysme, mais aussi d’images liées à des éléments typiques des romans gothiques du XVIIIe siècle ou à des images bizarres comme les affectionne Baudelaire (cf. tête coupée qui, « sur la table de nuit, comme une renoncule, repose » : l’image de la renoncule paraît incongrue, déplacée).
Plus spécifiquement, on relèvera les allusions au vampire dans la troisième strophe : « désaltéré », « s’abreuve », « avidité » + le « sang rouge et vivant ».
On notera aussi les images de la 9e strophe : « fêtes étranges » + 2 GNà la rime : « baisers infernaux » / « l’essaim des mauvais anges » (noter que la métaphore de l’essaim est employée dans « Sur Le Tasse en prison… » ; de même pour l’image de la « meute altérée des désirs », vers 43-44). Dans cette strophe (vers 33-36, on retrouve l’association d’Eros et Thanatos, avec des nuances sataniques, cf. l’oxymore « amour ténébreux » du vers 32, qui annonce le dvpt dans la strophe suivante = amour de/dans l’enfer = amour dans la mort…).
Enfin, il ne faudrait pas oublier l’allusion au personnage mythologique de Méduse aux vers 49-52 (je vous laisse développer, c’est facile…).
C – La dimension picturale
Le rouge et l’or sont les couleurs du luxe, de l’amour, de la mort et de l’enfer. Le poète compose ici un tableau d’un genre nouveau, qui introduit une dimension fantastique. Il parle d’abord, dans le sous-titre, d’un « dessin d’un maître inconnu », mais il est aisé d’identifier le maître qui l’a inspiré, celui qui est pour lui à la fois le plus grand des classiques et le plus grand des modernes : Delacroix. Trois indices, dans le poème, renvoient à la peinture :
- les « tableaux » qui s’intègrent harmonieusement dans le décor décrit au début du poème ;
- la « toile » mentionnée au vers 11, qui est bien entendu la toile de l’oreiller, mais aussi une allusion à la peinture (la toile désignant souvent, de manière métonymique, le tableau) ;
- le « grand portrait langoureux » au vers 30 ne manque pas d’évoquer, chez le lecteur qui connaît La mort de Sardanapale de Delacroix, la femme qui se tient, éplorée, au pied de son maître, offrant au spectateur son « tronc nu ».
Baudelaire n’a donc pas entrepris de décrire le tableau de Delacroix, ni même d’en faire un « compte-rendu poétique » : « Une martyre » est un poème marqué par l’influence du peintre, mais il semble que le tableau soit entré en concurrence avec d’autres représentations, d’autres lectures, d’autres expériences peut-être (cf. anecdote biographique dans la problématisation ci-dessus). Quoi qu’il en soit, l’atmosphère ambiguë du Sardanapale de Delacroix, mélange de luxe, de jouissance et de mort, est parfaitement rendue par le poème.
III – Un créateur et une créature équivoques
Quand on dit d’une chose ou d’une idée qu’elle est équivoque, cela signifie que l’on peut l’interpréter de diverses façons. Appliqué à une personne, l’adjectif « équivoque » prend des connotations négatives : il s’agit de quelqu’un dont la nature incertaine n'inspire pas confiance. C’est bien le cas dans ce poème, à la fois pour le poète, dont le regard scrutateur finit par paraître suspect, et pour la femme, dont le meurtre semble lié à une attitude et à des pratiques immorales.
A – La martyre : l’alliance de la beauté et du mal
L’expression « beauté fatale » (vers 23) est ambiguë : faut-il comprendre « belle femme morte », « beauté qui engendre la mort », « beauté qui provoque (au sens fort, c à d qui cherche, cf. les « yeux provocateurs » au vers 31) la mort » ?
Par cette alliance oxymorique de la beauté et de la mort, de la beauté et du crime, la « martyre » de Baudelaire, sacrifiée sur l’autel des pulsions les plus noires, illustre à sa façon le programme poétique inscrit dans le titre des Fleurs du Mal : elle est elle-même une fleur du mal, donc par nature équivoque (rappelons que dans le titre du recueil, le sens de la préposition « du » reste problématique).
Cette « martyre » fait penser aux « femmes damnées », qui justement suivent le poème étudié (p. 131).
Remarque : un autre poème porte ce titre, p. 192 + groupe des damnées dans « Don Juan aux enfers ».
La femme damnée est « impure » parce qu’elle a été souillée par son époux (vers 45-48), mais aussi parce que, du point de vue de la tradition biblique, toute femme est la représentante de la première des femmes, à savoir Eve, qui, tentée par le serpent, a mangé le fruit de l’arbre de la connaissance, bravant l’interdit divin. Le poème de Baudelaire (comme beaucoup d’autres) se fait l’écho de ce mythe, non seulement dans les allusions à la débauche, à des mœurs dépravées (vers 29-36), mais aussi dans la comparaison de la « taille fringante » à un « reptile irrité », et dans l’allusion mythologique à Méduse (les « tresses roides » ne manquent pas d’évoquer les serpents figés sur la tête de Méduse, après sa décapitation).
B – L’importance des yeux
Le poète parle d’abord des yeux de la morte : vers 19-20 (registre tragique, épouvante, effroi : commenter les termes).
Les yeux apparaissent ensuite, bizarrement, sous forme d’image : vers 27-28, l’œil de la « jarretière » permet de mêler différentes références : le mystère, la sensualité, le feu de la passion (« flambe », « darde »), le luxe et la pureté (« diamanté »). C’est en tout cas cet œil-là qui semble captiver le regard du poète, plus que le regard crépusculaire de la morte.
Pour le vers 31, le poète semble parler des « yeux provocateurs » d’un personnage représenté sur un tableau. Dans ce passage, la description devient très ambiguë : on se demande si le poète décrit la scène qu’il nous présente depuis la première strophe, ou si, dans cette scène, il décrit un élément du décor, à savoir un tableau qui traduirait la même atmosphère de luxure…
C – Le regard du locuteur
C’est donc le regard du locuteur qui est le plus problématique. Il se présente d’abord comme un descripteur attentif, soucieux du détail, habile dans sa mise en scène et dans la composition d’une harmonie picturale, capable d’équilibrer les tons de chair, de sang et d’or. Ce descripteur est initialement un témoin d’une scène à laquelle il ne prend pas part. Son regard analytique se porte successivement sur la « crinière sombre », le « tronc nu », un « bas rosâtre », une « jarretière », l’ « épaule », la « hanche », la « taille », proposant une vision fragmentée d’un corps que le lecteur a du mal à concevoir dans son entièreté, comme si la décapitation induisait un démembrement complet du reste du corps. Parallèlement à cette vision particulière du cadavre, la structure strophique rend compte d’une décomposition de la vision.
Remarque : enjambement entre les strophes 4 et 5 correspondant à l’idée d’une décapitation : rejet de la « tête » (au sens propre et au sens technique – un rejet étant une forme d’enjambement).
D’autre part le poète scrute le corps comme s’il était tout près de lui : attitude du médecin légiste… ou du fou, du maniaque… De fait, malgré la manifestation d’une certaine compassion (registre pathétique, vers 41), le poète apparaît tout aussi cruel que l’époux criminel, quand il saisit la tête pour l’interroger sur un ton violent, en l’apostrophant brutalement : « Réponds, cadavre impur ! ». Cette injonction traduit par une rupture énonciative un désordre de la raison inexplicable ; c’est le moment où le poème bascule dans une forme de cruauté particulière : le poète agit (verbes au présent) et commente simultanément son action (« te soulevant d’un bras fiévreux »).
Les deux questions (vers 45-52) restent sans réponse, si ce n’est une forme de morale, énoncée dans les deux dernières strophes, après un tiret indiquant l’éloignement formulé dans la locution « loin de… » reprise de manière anaphorique mais aussi une prise de distance par rapport à la violence des deux strophes précédentes. Cette morale contraste avec la tonalité de l’ensemble du poème, puisque le poète exprime l’idée d’une immortalité de l’amour, au-delà du crime et au-delà de la mort (au lieu de hanter l’époux criminel, l’âme de la défunte veillera sur lui).
Je vous laisse conclure !

mercredi, mars 29, 2006

Texte 2 : "SUR LE TASSE EN PRISON D'EUGENE DELACROIX", p.212



Je vous invite à réfléchir à ce poème : proposez des problématiques, des axes de lecture analytique, des interprétations... Vous pouvez vous aider des ressources disponibles sur Internet :
Poème en ligne + tableau de Delacroix :
http://www.kalliope.org/digt.pl?longdid=baudelaire2002021215
Comparaison des deux versions du poème, et lien avec le tableau de Delacroix (en cliquant sur le lien "quelques repérages", vous trouverez une analyse détaillée de la matière sonore du poème, ainsi qu'un repérage concernant les champs lexicaux, et vous retrouverez aussi les notions de protase et d'apodose que nous avions abordées à propos d'un sonnet de Du Bellay...) :
http://www.univ-tours.fr/ash/polycop/Archives/bergerault2001/corriges/doc21/corrige21.htm
Autre suggestion pour problématiser la lecture de ce sonnet, à partir d'un extrait du Salon de 1846, dans lequel Baudelaire se demande quelle forme doit prendre la critique d'art (Le chapitre s'intitule d'ailleurs "A quoi bon la critique ?"). Baudelaire parle de la critique traditionnelle, mais il met en avant une conception personnelle et originale de la critique dans le passage suivant :
"Je crois sincèrement que la meilleure critique est celle qui est amusante et poétique ; non pas celle-ci, froide et algébrique, qui, sous prétexte de tout expliquer, n'a ni haine ni amour, et se dépouille volontairement de toute espèce de tempérament ; mais, - un beau tableau étant la nature réfléchie par un artiste, - celle qui sera ce tableau réfléchi par un esprit intelligent et sensible. Ainsi le meilleur compte rendu d'un tableau pourra être un sonnet ou une élégie."
Lecture analytique:
Les Fleurs du Mal occupent une place fondamentale dans l’histoire littéraire : elles représentent, au milieu du XIXe siècle, l’avènement de ce qu’il est convenu d’appeler la « modernité poétique ». Baudelaire, poète de la deuxième génération romantique, marquée par une vision du monde beaucoup plus sombre que celle d’illustres prédécesseurs comme Hugo, Lamartine ou Chateaubriand, développe une poétique du spleen, dans laquelle le poème étudié s’intègre parfaitement. Pourtant, « Sur Le Tasse en prison d’Eugène Delacroix » ne figurait pas dans les deux premières éditions des Fleurs du Mal, celles de 1857 et de 1861. Le premier manuscrit de ce sonnet date de 1844, mais Baudelaire l’a remanié en 1864. Ainsi, il a été adjoint aux Fleurs du Mal tardivement, dans la troisième édition (posthume) de 1868. Dans ce faux sonnet en alexandrins aux rimes plates, le poète semble décrire, comme il l’annonce dans un titre explicite, un tableau du peintre Eugène Delacroix, ou plutôt écrire à propos de ce tableau (c’est bien le sens de la proposition « sur » : « au sujet de », « à propos de »). On pourra donc se demander comment Baudelaire se situe par rapport à Delacroix : quel est le statut du poème par rapport au tableau ? Est-ce une description, une explication, un commentaire, une transposition, un simple point de départ pour créer une œuvre différente ? En essayant de comparer le plus souvent possible les deux œuvres, on précisera d’abord la nature des relations entre le poète et le peintre, avant de développer de thèmes essentiels du sonnet : l’enfermement, puis la démence.
I – Baudelaire et le « culte des images »
Dans un feuillet de Mon Cœur mis à nu, Baudelaire exprime son goût pour l’art : « Glorifier le culte des images (ma grande, mon unique, ma primitive passion) » (cf. texte complémentaire : poly, fragment n° 7). Il n’est donc guère étonnant qu’il consacre un sonnet à un tableau du peintre qu’il admirait plus que tous les autres, à savoir Delacroix.
A – L’admiration de Baudelaire pour Delacroix
Dans ses articles de critique d’art, et dans ses Salons en particulier, Baudelaire a souvent fait l’éloge de Delacroix. D’ailleurs, le premier manuscrit de ce sonnet précède d’un an la parution du Salon de 1845, où Delacroix était déjà salué comme un peintre de génie.
Le titre du sonnet est révélateur : il mentionne à la fois le titre du tableau (même si ce n’est pas le titre exact ; mais on a souvent déformé les titres des tableaux de Delacroix…), le nom du peintre, et celui du poète de la Renaissance. On peut y voir la formation d’une « chaîne » de grands esprits, de génies, une espèce de fraternité entre les grands artistes, qui se tendent la main à travers les siècles (cette idée était chère à Delacroix, il l’avait illustrée dès 1822 dans son premier tableau, Dante et Virgile aux enfers). Cette chaîne va évidemment du Tasse, au XVIe siècle, à Delacroix puis à Baudelaire au XIXe siècle, mais elle comprend d’autres « maillons » littéraires : Goethe a écrit un drame s’intitulant Torquato Tasso en 1790, et Byron (encore lui…) a fait du Tasse l’emblème du héros romantique, de l’ « enfant du siècle », maudit, destiné au malheur, dans Les Lamentations du Tasse. C’est donc grâce à Byron que Le Tasse est devenu un mythe romantique. Baudelaire reprend évidemment tout cet héritage littéraire (qu’il connaît fort bien), et le réinvestit dans son poème. Cette forme d’hommage s’insère d’ailleurs dans un titre qui, par la forme, est déjà poétique (même si la formulation parait prosaïque), puisqu’il s’agit d’un alexandrin parfaitement régulier (rythme 6 / 6). Baudelaire est certes un poète moderne, mais il ne renie pas la tradition (c’est le moins qu’on puisse dire).
B – Le mythe du Tasse : quel enseignement pour le poète moderne ?
Si le nom du poète italien de la Renaissance est mentionné dans le titre, il n’apparaît plus dans le corps du poème, où il se trouve repris par des désignateurs variés : « le poète » dans l’incipit, puis deux expressions déictiques (avec le déterminant démonstratif « ce ») : « Ce génie », puis « ce rêveur », tous deux en début de tercet. Ces expressions désignent non seulement Le Tasse, mais aussi les poètes en général : dans le vers 1, « la poète » a une portée universelle (avant Baudelaire, Byron avait déjà fait cette généralisation). L’intérêt de ce sonnet est donc de définir les caractéristiques du poète selon Baudelaire : le poète est à la fois un génie et un rêveur. Ces mots, galvaudés, passés dans le langage courant, ne sont pourtant pas anodins sous la plume de Baudelaire. En effet, la notion de génie, qui a connu un essor considérable chez les auteurs romantiques (dès le XVIIIe siècle, avec Rousseau en France par exemple), ne s’applique qu’aux plus grands artistes, à ceux qui restent dans l’histoire littéraire (et dans l’histoire de l’art pour les peintres ou les sculpteurs) et qui gagnent une forme d’immortalité (la postérité du Tasse jusqu’au XIXe siècle en est un exemple frappant : tous les auteurs de la Renaissance n’ont pas eu ce « privilège »). Par ailleurs, le « rêve » est un thème récurrent chez Baudelaire, qui est repris dans le deuxième hémistiche du vers 13 avec le groupe nominal « songes obscurs » : le poète, tel que Baudelaire le conçoit, est donc un poète mélancolique, qui s’abîme (c’est-à-dire qui sombre) dans des rêves désespérés. En un mot, il s’agit du spleen.
Enfin, il ne faudrait pas oublier de relever le terme « âme », lui aussi très fort parce qu’il fait partie du vocabulaire typiquement romantique (mais, encore une fois, il s’agit bien d’un romantisme noir). Du point de vue de l’énonciation, les deux derniers vers constituent la pointe du sonnet : le poète (Baudelaire) s’adresse maintenant directement au Tasse (ou à tous les poètes), à travers cette apostrophe (+ GN « ton emblème »). Dans cette pointe, il indique à son lecteur qu’il doit comprendre le sonnet de manière allégorique, comme l’indique le présentatif/déictique « voilà », et le mot « emblème », que l’on peut traduire par « métaphore » ou « allégorie ». La formulation de cette « clé » interprétative doit donc être comprise comme un procédé didactique (registre didactique).
C – une création au troisième degré : la notion de « tempérament »
Deux ans après la rédaction de la première version du « Tasse en prison », Baudelaire formule dans le Salon de 1846 sa conception originale de la critique d’art : il prône une critique « amusante et poétique », allant même jusqu’à dire que le meilleur « compte-rendu » d’un tableau peut être un « sonnet » ou une « élégie ». Or, c’est précisément ce type de travail critique qu’il avait déjà lui-même effectuée dans son sonnet de 1844. Cependant, cette forme particulière de « compte-rendu » d’une œuvre d’art nécessite des qualités : les deux artistes (celui qui inspire la critique, et le critique lui-même, en l’occurrence un poète) doivent être dotés de ce que Baudelaire appelle un « tempérament ». Tout comme « génie » et « rêveur », ce terme doit être compris au sens fort : il ne s’agit pas simplement d’un caractère, mais d’une force de caractère extraordinaire, qui est aussi liée à une vision du monde, à une tournure d’esprit supérieure, autrement dit au génie.
Ainsi, Delacroix « réfléchit » le génie du Tasse, et Baudelaire « réfléchit » à son tour le génie de Delacroix, d’où l’idée que ce sonnet est une création au troisième degré. Baudelaire peut paraître immodeste : après tout, Delacroix, son aîné, est beaucoup plus connu et reconnu que lui : Baudelaire n’a que 23 ans en 1844 alors que Delacroix a déjà derrière lui vingt ans d’une carrière peu commune, et même après l’édition des Fleurs du Mal, Baudelaire n’a jamais touché un large public et n’a jamais bénéficié de la même reconnaissance que l’illustre peintre…
Transition : Baudelaire emploie lui-même le terme « compte-rendu » pour qualifier ce type de travail poétique. On pourrait tenter d’affiner l’interprétation du sonnet en abordant le traitement des thèmes de l’enfermement et de la démence, pour comparer de manière plus précise les deux œuvres, et pour mesurer l’écart entre le tableau de Delacroix et son reflet poétique (reflet ou réflexion, au sens physique et/ou intellectuel, cf. polysémie du verbe réfléchir).
II – Le thème de la démence
A – Création et folie : une problématique « moderne »
Contrairement à des époques plus « sages » et plus rationnelles (que l’on pense aux poètes de la Pléiade ou aux théories littéraires d’un Perrault ou d’un Boileau), le XIXe siècle romantique marque une inclination pour des domaines qui échappent aux règles de la logique : la religion, voire le mysticisme, l’ésotérisme (Victor Hugo pratiquait le spiritisme), et la folie, qui a marqué le destin de Gérard de Nerval, poète contemporain de Baudelaire, mort en 1855 (pendu…) : il a écrit l’une de ses plus grandes œuvres, Aurélia, dans un asile… Ainsi, il n’est pas étonnant que Baudelaire suggère la folie dans son sonnet. Dans la première version manuscrite de 1844, le terme « démence » apparaissait clairement au vers 3 (« Le poète […] Mesure d’un regard que la démence enflamme »). Or, dans la version définitive (celle que nous étudions), la « terreur » se substitue à la démence. Sans doute Baudelaire a-t-il trouvé la première formulation trop explicite et donc trop plate, pas assez suggestive (pas assez intense). C’est dans le second quatrain que se concentrent les allusions à la folie, avec « les rires enivrants » qui « invitent [l]a raison » du poète « vers l’étrange et l’absurde » : c’est bien le signe d’un déclin de la raison, d’une perte des facultés logiques, et d’un passage, d’un basculement (« vers » : préposition indiquant un déplacement) dans l’univers de la folie. Le « Doute » traduit ainsi la conscience du poète, à mi-chemin entre la démence et l’exercice de ses facultés rationnelles : autrement dit, le poète est déjà un peu fou, mais pas assez pour ne pas se rendre compte de l’horreur de sa situation (le « vrai » fou n’en aurait pas une conscience aussi aiguë).
B – Le champ lexical de l’effroi
Plutôt que d’évoquer explicitement la folie, Baudelaire développe dans l’ensemble du sonnet le champ lexical de l’effroi (ou de l’horreur), en général à travers des noms communs : la « terreur » au vers 3, à laquelle fait écho le premier hémistiche du vers 12, avec un effet phonétique particulier appelé homéothéleute (répétition d’un même son à la fin de deux mots rapprochés) : « Ce rêveur que l’horreur… ». De même (et avec le même phonème [œ]), le mot « Peur » apparaît au vers 7 : la majuscule (tout comme pour le mot « Doute ») laisse entendre que la peur est personnifiée (dans le cas de la personnification d’une idée abstraite, on parle plus précisément d’allégorie). On remarquera aussi les trois épithètes qui développent le substantif « Peur » : « ridicule, Hideuse et multiforme », avec un enjambement. Cette énumération donne l’idée d’un monstre repoussant et protéiforme, à l’image des monstres qui peuplent les grands récits mythologiques. L’adjectif « hideuse » rappelle le thème de la laideur, omniprésent dans la poésie de Baudelaire (cf. la description des femmes dans « Don Juan aux enfers »).
C – Les métaphores de la folie
La folie se traduit dans l’ensemble du sonnet par un effet de mouvement circulaire. Au vers 4, « l’escalier de vertige » fait penser aux architectures imaginaires du graveur italien Piranèse, réputé pour ses prisons (cf. « la prison », vers 5) et ses espaces invraisemblables où s’entrecroisent des escaliers qui semblent monter ou descendre à l’infini (Piranèse est un artiste du XVIIIe siècle, et il a lui-même inspiré nombre d’artistes romantiques ; rappelons encore une fois la phrase de Mon Cœur mis à nu : « glorifier le culte des images »…). De cette manière, la folie prend une dimension spatiale, avec l’idée de la chute qui suggère la descente aux enfers (fin du vers 4 : « … où s’abîme son âme » : « s’abîmer » au sens de « tomber »). On notera que cette dimension est complètement absente du tableau de Delacroix : Le Tasse se trouve simplement dans une cellule classique composée visiblement de quatre murs, et d’une porte, dans le fond, derrière laquelle se massent quelques individus aux visages peu avenants (qu’on imagine fous).
Au vers suivant, c’est l’image de l’enivrement, proche de celle du vertige : « Les rires enivrants » sont sans doute issus des fous du tableau de Delacroix, et le travail poétique consiste en l’occurrence à donner à la scène une dimension sonore qui n’est sans doute pas absente du tableau de Delacroix (voir les bouches ouvertes des personnages du fond, que reprennent aussi les « grimaces » et les « cris » du vers 10), mais qui revêt dans le sonnet un caractère sinistre et une force plus sensibles.
On relèvera aussi plusieurs verbes. D’abord, le participe présent « roulant », associé à l’adjectif « convulsif » (noter la rime qui fait sens : « convulsif » / « maladif »). Ensuite, le verbe « circule[r] » qui conclut le second quatrain, le verbe « tourbillonne[r] » séparé de son sujet grammatical et rejeté au vers 11. Au vers 10, l’allitération en [s], dans l’énumération et dans le mot « essaim », traduit phonétiquement l’idée de la démence. D’ailleurs, l’image même d’un « essaim » de « spectres » paraît incohérente, folle : l’essaim suggère les abeilles, tandis que les spectres indiquent le registre fantastique, sans parler du participe passé « ameuté » qui fait penser à une meute de chiens… Qu’est-ce qui peut relier les fantômes, les abeilles et les chiens, si ce n’est une démence qui envahit l’esprit du poète et qui traduit une peur, une angoisse incontrôlables ? Ainsi, le poème serait lui-même pris de folie, au point peut-être d’en perdre aussi la cohérence des rimes (cela pourrait expliquer le choix incongru de rimes plates qui fait de ce poème un faux sonnet, comme si la folie du poète lui faisait oublier les règles élémentaires de la prosodie).
III – La condition du poète : l’enfermement et l’angoisse
A – Le lexique de l’enfermement
Nombreux sont les termes rattachés au champ lexical de l’enfermement, à commencer par ceux qui indiquent explicitement l’emprisonnement : la « prison », mentionnée des le titre, est reprise à la rime au vers 5 (on notera la rime antithétique « raison »). Au vers 1, le mot « cachot » représente une variante intéressante du point de vue sonore : la matière sonore du poème est en effet constituée de phonèmes durs exprimant la triste condition du poète ([K] et [R] en particulier, comme dans « cachot » et « prison » justement). Ceci dit, Baudelaire insiste beaucoup plus que Delacroix sur l’idée d’enfermement, et le titre le révèle déjà de manière significative : le tableau de Delacroix s’intitule Le Tasse dans l’asile de fous, et Baudelaire transforme ce titre en mettant l’accent sur l’enfermement, et non sur la folie. Il était courant à l’époque de déformer légèrement les titres des tableaux (ainsi, Le Naufrage de Don Juan est fréquemment appelé La Barque de Don Juan), mais ce changement est ici particulièrement révélateur car il montre comment le tableau de Delacroix a été intégré à l’univers spleenétique de Baudelaire. Chez Delacroix, seuls les fous paraissent inquiétants, à cause de leur physionomie. Le Tasse semble mélancolique à cause de l’expression de son visage et de son attitude (la tête penchée et appuyée sur la main exprime traditionnellement la mélancolie), mais, malgré sa chemise largement ouverte (cf. le participe passé « débraillé » au vers 1), il paraît en pleine possession de ses facultés (son pied ne semble pas « convulsif », même si des feuilles jonchent le sol). Quant à l’enfermement, il est indiqué par les barreaux de la porte du fond et par les murs sombres et hauts, mais après tout, le poète est assis sur un fauteuil ouvragé qui n’a rien à voir avec le « taudis malsain » ou « l’horreur [du] logis » décrit par Baudelaire… Il paraît donc évident que Baudelaire s’éloigne fortement du tableau de Delacroix en assombrissant la scène, en la rendant plus lugubre, plus sinistre… plus baudelairienne.
B – L’angoisse : une notion qui réunit la démence et l’enfermement
On peut envisager la situation du Tasse (et, rappelons-le, de tout poète, puisque Le Tasse est une figure mythique et symbolique) de deux manières : il est enfermé parce qu’il est fou ; ou : il devient fou parce qu’il est enfermé. Le sonnet de Baudelaire génère cette ambiguïté (sans précisions biographiques sur le poète italien, on aurait tendance à penser que c’est le fait d’être enfermé qui le rend fou…). L’angoisse que l’on perçoit dans les termes « terreur », « peur », « horreur », au sens psychologique, est également liée à la question de l’enfermement. En effet, étymologiquement, « angustia », en latin, signifie « étroitesse » (c’est précisément ce mot qui a évolué phonétiquement jusqu’au français moderne pour donner le mot « angoisse », cf. cours sur Christine Angot, texte 4). Les thèmes de la démence et de l’enfermement sont donc intimement liés (idée d'un tourbillon verbal).
On pourrait citer l’un des plus célèbres poèmes intitulés « Spleen », à la page 117 : le poète y évoque la prison de la réalité (cf. « le Réel »), la terre étant représentée comme un « cachot humide », où une « chauve-souris » se trouve enfermée entre des « murs » et « se cogn[e] la tête à des plafonds pourris ». A la fin de ce poème, Baudelaire évoque justement « l’Angoisse atroce, despotique » : on retrouve clairement le lien entre enfermement et angoisse.
C – La clôture du poème
Il suffit de relier le premier hémistiche au tout dernier pour comprendre la prégnance du thème de l’enfermement : « Le poète au cachot […] entre ses quatre murs » : cela pourrait même former un alexandrin cohérent, portant uniquement sur l’idée d’enfermement. Ainsi, d’ailleurs, le sonnet lui-même se trouve en quelque sorte enfermé, pris entre ces deux moitiés de vers.
Le sonnet est donc soumis au « Réel », « étouff[é] » : par sa forme extrêmement ramassée (14 vers de 12 syllabes) le poème prend la forme, sur la page blanche, d’un carré presque régulier : le premier et le dernier vers représentent deux côtés parfaitement droits ; l’alignement des vers sur la gauche représente le troisième côté ; et l’absence de régularité du quatrième côté est compensé par la platitude des rimes (des rimes plates, donc soumises elles-mêmes au « Réel » puisqu’elles sont simples, sans ornementation). Entre ces « quatre murs » poétiques, les mots « tourbillonne[nt] », les allégories prennent une forme inquiétante, et les bruits (non seulement ceux des personnages, mais surtout ceux des mots, avec les effets d’allitération et d’assonance) produisent un vacarme angoissant.
Conclusion :
Le compte-rendu de Baudelaire n’est évidemment pas objectif. Comme il le dit dans le Salon de 1846, c’est un compte-rendu poétique dans lequel le tempérament de Baudelaire réfléchit le tempérament de Delacroix. C’est, comme on le dit communément, la rencontre de deux grands esprits, de deux génies, sur un même sujet. Les grands esprits ne sont pourtant pas identiques, ce qui explique la déformation que subit la scène représentée par Delacroix, qui devient, dans le sonnet, typiquement baudelairienne, au même titre que d’autres poèmes qui n’ont pas nécessairement été inspirés par des images. On pourra donc parler d’une transposition, et il ne serait pas incongru de lui adjoindre l’adjectif « amusante » comme le fait Baudelaire lui-même : il s’agit après tout d’un exercice de style dans lequel la cohérence du fond et de la forme sont le signe d’un art parfaitement maîtrisé.
Vous trouverez quelques exemples des prisons imaginaires de Piranèse sur le site suivant : http://piranesi.free.fr/carceri.htm (allez jusqu’en bas de la page pour accéder aux images).
A lire au titre de textes complémentaires :
Le sonnet intitulé "Spleen" mentionné dans le dvpt (p. 117).
"Une gravure fantastique" (p. 113), poème de 14 vers en rimes plates et en une seule strophe, ce qui masque, là aussi, un faux sonnet... A lire, donc, pour la forme, qui rappelle celle du "Tasse en prison", mais aussi pour le fond : registre fantastique, spectre + allusion à l'Apocalypse. D'autre part, il s'agit aussi d'un poème inspiré par une image.

Lecture cursive (2)


Objectif : prolonger la lecture du texte 1 avec d’autres poèmes du recueil qui lui font écho.
Je donne quelques pistes pour lire ces textes. A vous de les approfondir et d’en tirer des éléments d’analyse pertinents pour préparer l’épreuve de l’entretien. Vous pouvez aussi poster des commentaires ou poser des questions.

FEMMES DAMNEES (p. 161)
Lisez l’ensemble du poème : les thèmes et la tonalité sont très proches de « Don Juan aux enfers ».

FEMMES DAMNEES (p. 192-195)
Lisez en particulier les cinq dernières strophes : la descente aux enfers est évoquée sous forme d’injonction (avec la répétition de l’impératif « Descendez ». On retrouve d’autres thèmes déjà rencontrés dans la première lecture cursive : la maladie (« miasmes fiévreux »), la « stérilité », le déchaînement des éléments (« un vent qui ne vient pas du ciel », « bruit d’orage », « le vent furibond »), la débauche (« vos plaisirs », « votre jouissance », « la concupiscence », « votre chair »).
Ce poème particulièrement sinistre fait justement partie des pièces condamnées en 1857, comme le suivant :

LE LETHE (p. 195)
Le Léthé est l’un des fleuves des enfers. C’est le fleuve de l’oubli (celui que Don Juan traverse peut-être dans le poème, ce qui expliquerait aussi son indifférence et son dédain).
Les thèmes de l’amour et de la mort sont ici mêlés (cf. 1ère séquence : Eros et Thanatos, dans le texte de Francesco Colonna). Notez la « fleur flétrie », qui est une nouvelle variante de la « fleur du mal » ou de la « fleur maladive ».

LES METAMORPHOSES DU VAMPIRE (p. 198)
Autre poème condamné.
Thème de la femme maléfique, comparée au « serpent ».
Registre fantastique : le baiser du vampire.
Cette femme allie les contraires (v. 14), elle paraît monstrueuse (cf. « Femmes damnées », p. 162, v. 21). Les « débris de squelette » peuvent évoquer la maigreur d’Elvire dans « Don Juan aux enfers ». Remarquez le vocabulaire antipoétique du vers 27 : « une enseigne, au bout d’une tringle de fer ».

Enfin on pourrait commenter le titre de cette section des FDM : « Les épaves ». Cette métaphore (maritime) désigne le peuple grouillant, souffrant, dément des damnés. Ainsi, dans « Don Juan aux enfers », on pourrait qualifier les « femmes [qui] se tord[ent] » d’épaves.
L'illustration ci-dessus est le frontispice de l'édition des Epaves en 1866, par Félicien Rops (le recueil est condamné en 1868 par le tribunal correctionnel de Lille). Je vous invite à commenter cette image... (qui figurera en tant que document complémentaire dans la liste de bac)
Pour approfondir l’analyse : la métaphore maritime est un fil directeur qui permet au lecteur de « circuler » dans l’ensemble du recueil : depuis « Les Phares », « L’albatros », « L’homme et la mer », la barque du « Don Juan aux enfers », « Le voyage » jusqu’à ces « épaves »…

mardi, mars 28, 2006

Texte 1 : "DON JUAN AUX ENFERS", p. 70


Eugène DELACROIX. Charenton-Saint-Maurice (Val-de-Marne), 1798 - Paris, 1863.
Le Naufrage de Don Juan, présenté au Salon de 1841.
Huile sur toile. H. : 1,35 m. ; L. : 1,96 m. Le thème de la barque perdue au milieu des flots inspira Delacroix tout au long de sa carrière. Il en donne ici une interprétation, tirée de Byron, particulièrement morbide : Don Juan et ses compagnons, manquant de nourriture, tirent au sort celui d'entre eux qui sera sacrifié.
Une première version du poème de Baudelaire paraît en 1846, soit cinq ans après le tableau de Delacroix. Le lien entre les deux oeuvres est évident. Mais Delacroix s'inspire lui-même du célèbre poète anglais Lord Byron, et, derrière ces influences contemporaines de Baudelaire, il ne faut pas oublier le Dom Juan de Molière, qui donne à Baudelaire sa galerie de personnages : Elvire, Dom Louis, Sganarelle, et la statue du commandeur (le "grand homme de pierre" à la fin du poème)... Sans compter la référence aux descentes aux enfers de Virgile dans L'Enéide (Antiquité latine), ou de Dante dans la Divine comédie (Renaissance italienne)... Et la liste pourrait encore s'allonger. Autrement dit, nous avons affaire à un poème qu'il est impossible de comprendre sans un minimum de références culturelles.
D'où la problématique suivante :
Peut-on dire que « Don Juan aux enfers » est un poème moderne alors que Baudelaire y développe des thèmes empruntés à la littérature classique, au moyen d’une prosodie conforme aux règles de la poésie traditionnelle ?
Aavant de passe au développement, lisez un résumé de la pièce de Molière, si vous ne vous souvenez pas de l'intrigue :
I – Une traversée sans début ni fin : un supplice éternel
A – Un récit incomplet
La strophe 1 a de quoi surprendre le lecteur : il semble qu’il manque une introduction, un prologue qui préciserait les circonstances. En effet, le narrateur évoque des actions précises au passé simple avec des vb d’action ou de mvt (descendre, donner — au passé antérieur —, saisir), mais on ne comprend pas d’emblée leur sens. D’ailleurs, il est question des « aviron[s] » au vers 4, comme si l’on savait déjà que les personnages se trouvaient sur une barque, ce qui n’est pas le cas.
La conjonction de subordination « Quand » ne nous renseigne pas davantage sur le cadre temporel, puisqu’elle introduit une action précise (celle de la descente). L’ « onde » est un terme poétique qualifiant traditionnellement la mer ou l’océan, parfois un fleuve, comme c’est le cas ici, mais le terme reste vague.
D’où un fort contraste entre un cadre flou et des actions précises.
De même, la fin du poème ne coïncide pas avec un véritable terme (au sens de fin) dans le parcours du personnage, qui continue de « regard[er] le sillage » : il avance, et il n’est nullement question d’un quelconque point d’arrivée (à moins que ce point d’arrivée soit le poème suivant : « Châtiment de l’orgueil » de Don Juan… on sait que Baudelaire avait attaché un soin particulier à l’enchaînement des poèmes).
B – L’épilogue de la pièce de Molière ?
Les références au Dom Juan (avec un « m » à « Dom ») de Molière sont omniprésentes à cause des personnages (cf. ci-dessus). Or, à la fin de la comédie de Molière, le personnage meurt, abattu par la foudre (punition divine, cf. résumé de la pièce). On pourrait donc penser que le poème de Baudelaire constitue une sorte d’épilogue par rapport à l’acte V de la pièce (avec, malgré tout, une ellipse concernant l’arrivée du personnage dans les cercles des enfers).
On se souviendra aussi que la barque apparaît chez Molière au début de l’acte II, dans une scène burlesque : Dom Juan et Sganarelle, qui ont failli se noyer, ont été sauvés par deux paysans qui rapportent l’épisode dans une langue presque incompréhensible (en patois).
Au vers 12, le poète évoque l’attitude irrespectueuse de Dom Juan vis-à-vis de son père (métonymie : le « front blanc » évoque la sagesse liée au grand âge).
Le parallèle paraît encore plus évident quand on fait le lien entre les cinq actes des pièces classiques et les cinq strophes du poème.
C – Une temporalité indéfinie propre à l’univers baudelairien
Le flou temporel est entretenu tout au long du poème : l’impression d’action, de mouvement (verbes de la 1ère strophe + « traînaient un long mugissement » + « coupait le flot noir » + le « sillage » qui indique clairement le mouvement de la barque) contraste avec une impression de calme (« calme héros »), comme si le temps était figé. Et c’est peut-être justement la temporalité des enfers selon Baudelaire, la temporalité de la mort : le personnage semble avancer dans un temps qui s’est arrêté, et n’aboutira donc jamais à rien… Il serait ainsi voué à poursuivre son voyage éternellement. Cf. « Le Voyage », p. 186 : les deux dernières strophes présentent la mort comme un voyage éternel vers un « inconnu », qu’il soit « Enfer ou Ciel ». La mort serait la solution pour échapper à une réalité détestée, et l’on pourrait ainsi penser que Baudelaire s’identifie à Don Juan (ou que Don Juan symbolise la condition du « poète maudit »).
Transition : La référence à Molière place le texte Baudelaire dans le « sillage » des nombreux auteurs qui ont réécrit le mythe de Don juan, mais on perçoit déjà la spécificité et la modernité du point de vue baudelairien, qui repose sur des ambiguïtés, des ellipses, des non-dits. A cet égard, on peut effectivement se demander si Don Juan est un personnage central ou marginal.
II – Don Juan : personnage central ou marginal ?
A – La position centrale de l’accusé
Dans la strophe centrale du poème (3e quatrain), le personnage est désigné par son père comme coupable (geste symbolique du « doigt tremblant » qui « montr[e] »). Autour de ce point central (très précisément : remarquez l’enjambement du vers 10 au vers 11, avec à la fin du vers 10/20 le « doigt tremblant » qui nous indique aussi le milieu du texte, et au début du vers 11/20 le verbe « Montrait ») se déploie le poème, à l’intérieur de frontières qui sont celles des strophes et des vers, mais comme nous l’avons dit, les limites temporelles, elles, ne sont pas fixées… De la même façon, si vous observez le tableau, vous remarquerez que la barque se situe au centre de la toile, que Don Juan lui-même se trouve au milieu de la barque (chemise blanche), mais que la scène se déploie évidemment hors cadre, à gauche, à droite, au dessus et en dessous… Autrement dit, Baudelaire semble nous donner dans son poème un équivalent intéressant des limites mais aussi de la puissance suggestive de l’œuvre de Delacroix (de même que le peintre nous suggère que la mer s’étend sur la gauche et sur la droite du tableau, de même Baudelaire nous suggère que l’histoire de Don Juan s’explique par ce qui s’est passé avant le récit que l’on découvre dans la première strophe, et se prolonge au-delà de la cinquième strophe ; quant aux limites, ce sont celles du cadre, du châssis de la toile, et celles du poème qui se déploie de manière linéaire, de strophe en strophe, de vers en vers).
Cette explication résout les problèmes narratifs soulevés dans la première partie…
B – La désignation du personnage
Dans l’analyse littéraire, on parle de « désignateurs » : ce sont les termes utilisés pour caractériser, pour nommer un personnage. Ce terme paraît particulièrement approprié concernant Don Juan, ce dernier étant désigné comme coupable...
Vers 1 : « Don Juan » : en première place dans le poème, mais, bizarrement, il ne fait rien (si ce n’est « donn[er] son obole à Charon ». Dans les vers suivants, le récit se focalise sur un damné anonyme, un « sombre mendiant » (noter la diérèse). D’où l’idée d’un Don Juan d’emblée central et marginal (central par sa place au début du premier vers, dans ce qu’on appelle l’incipit d’un poème ; mais très vite marginalisé puisqu’il semble passer au second plan derrière un personnage de moindre importance…).
Dans ce sens, Don Juan réapparaît dans la 2e quatrain, très tardivement, à travers le pronom « lui » : ici, la narration se focalise sur le groupe des « femmes » qui « mugisse[nt] ».
Strophe 3 : nouveau désignateur : « fils audacieux » (connotations péjoratives de l’adjectif, étant donné le contexte, cf. vb « railla »).
Strophe 4 : ce ne sont plus les liens du sang, mais ceux du mariage, avec un adjectif encore plus péjoratif : « l’époux perfide ».
Ces désignateurs indiquent un personnage coupable, marqué par la faute, le péché.
Enfin, dans le dernier quatrain, Don Juan est qualifié de « calme héros », ce qui contraste singulièrement avec les autres désignateurs. Pourquoi ?
C – Un héros moderne : la figure du dandy
La dernière strophe paraît énigmatique : comment expliquer l’impassibilité du personnage, son indifférence au spectacle terrifiant qui s’offre à ses yeux et qu’il préfère ignorer en « regarda[nt] le sillage ». Il se montre même dédaigneux (v. 20). On peut aussi s’étonner du terme « héros », connoté positivement (d’autant plus qu’il est précédé de l’épithète « calme »). On pourrait parler d’absence de pathétique face à une situation tragique (suggestion à développer su vous voulez…).
Beaucoup de critiques y ont reconnu la figure du dandy, chère à Baudelaire. Cf. cours précédent sur les extraits de Mon Cœur mis à nu : définition du dandy (noter aussi que Baudelaire y parle du « héros », du « vrai héros » qui est profondément « seul » : c’est bien le cas de Don Juan). Le dandy ne prête pas attention à la misère du monde, il n’est pas touché par la misère des hommes. D’ailleurs, il est « courbé sur sa rapière » : l’épée symbolise le duel, combat considéré comme noble, pratiqué encore au XIXe siècle bien qu’il soit illégal.
Finalement : Don Juan, comme le dandy, comme Baudelaire, est un personnage à la fois marginal (par rapport à une société qu’il méprise), et central (par son esprit, par son attitude, fût-elle méprisante).
Transition :
Ainsi, le Don Juan de Baudelaire serait un véritable héros moderne, bien plus qu’une simple reprise du personnage moliéresque. Que dire alors des autres références culturelles innombrables ?
III – Les références culturelles (littéraires et artistiques)
A – Les références mythologiques
Virgile
raconte la descente aux enfers d’Enée dans L’Enéide (Ier siècle avant J-C). Au XIVe siècle, Dante reprend ce mythe en racontant sa propre descente aux enfers, guidé par Virgile… Delacroix a d’ailleurs représenté les deux personnages dans le tableau qui l’a rendu célèbre en 1822 : Dante et Virgile aux enfers, encore appelé La barque de Dante… Les coïncidences sont nombreuses…
Dès le titre et dès le premier vers (« enfers » ; « descendit »), la référence à la mythologie est claire. Comme chez Dante, les damnés, se tordent, sont pris de convulsions, tremblent, frissonnent, paraissent déments, pleurent (relevez les occurrences, cf. les « morts errant[s] » ; on pourrait noter un effet de dramatisation dans chaque strophe — puisque chaque strophe correspond à une scène différente).
Références précises à la mythologie chez Baudelaire : « l’onde souterraine » évoque les fleuves des enfers (le Styx ou le Léthé, cf. p. 195 : le fleuve infernal est la métaphore de la salive de la femme, qu’elle transmet au poète dans un baiser). On relèvera aussi le « flot noir ». Charon (ou Caron) est le passeur (faites des recherches…).
B – L’horreur des sons
Delacroix, qui a fourni la source picturale du poème de Baudelaire, s’est lui-même inspiré du Don Juan de Byron, poète anglais considéré dans toute l’Europe comme un génie littéraire et comme un héros (il s’était engagé, non seulement intellectuellement, mais aussi physiquement, auprès des Grecs qui se battaient pour leur indépendance dans les années 1820). Dans le long poème de Byron, composé en 1819, on trouve l’épisode qui a directement inspiré Delacroix (cf. légende en dessous du tableau). Dans « Don Juan aux enfers », l’atmosphère est aussi sombre que dans le tableau de Delacroix (« noir firmament », « flot noir »). Baudelaire n’a pas gardé l’idée du cannibalisme, mais il a mis l’accent sur les effets sonores. L’horreur du cannibalisme devient horreur du bruit.
En effet, la matière sonore du poème est particulièrement âpre, grinçante : amusez-vous à relever toutes les voyelles nasales dispersées dans l’ensemble du poème ([an] — orthographe « -en » ou « -an » — et [on]). Remarquez leur place dans les rimes des quatre premiers quatrains, ainsi que dans des mots comme « mendiant », « montrant », « tremblant »… Il s’agit en quelque sorte d’une déclinaison des voyelles constituant le nom du personnage. Ce « vacarme » correspond en outre aux bruits suggérés dans les vers, en particulier le « long mugissement des femmes ».
C – Le symbole universel de la barque
Dans toutes les civilisations, la barque symbolise le voyage des vivants ou des morts. Ce voyage doit aussi être entendu comme un voyage spirituel. Nous avons déjà parlé du thème du voyage chez Baudelaire : c’est un voyage vers la mort (cf. section « La Mort »), envisagée comme seule solution pour échapper à la réalité, pour rejoindre peut-être un « idéal ». Dans « Don Juan aux enfers », ce voyage se fait dans l’obscurité, dans une atmosphère à la fois tragique et dramatique typique du spleen baudelairien.
Du point de vue symbolique et psychanalytique (vous commencez à avoir l’habitude…), la barque représente à la fois le cercueil (puisqu’elle transporte les morts vers leur dernière destination) et le berceau (cf. expression « être bercé par les flots »). On considère souvent que l’élément liquide symbolise la femme : ce serait un lointain souvenir (inconscient) de la vie du bébé avant sa naissance, quand il baignait dans le liquide amniotique. Dans l’univers spleenétique de ces enfers baudelairiens, les femmes font penser à des « charognes » repoussantes (cf. lecture cursive) ; pourtant le « héros » reste « calme » (l’adjectif garde toute son étrangeté, vu le cadre effroyable évoqué dans les 18 vers précédents).
Conclusion :
Faites des propositions dans les commentaires ! Je ferai une compilation avec ce qu’il y aura de mieux, en espérant qu’il y ait du mieux. N’hésitez pas à poser des questions, ou à me soumettre d’autres interprétations.
Pour vous faire une idée du nombre impressionnant de réécritures du mythe de Don Juan :
http://michel.balmont.free.fr/pedago/domjuan/versions.html
Plus ludique, un site entièrement consacré au mythe de Don Juan à travers l’Europe :
http://www.don-juan.org/
Il faudrait aussi lire une biographie de Byron (il sera encore question de lui ainsi que de Delacroix dans la prochaine lecture analytique) ; vous avez l'embarras du choix :

Lecture cursive (1)

Lecture cursive : quelques poèmes des FDM avant de nous lancer dans les lectures analytiques.
Intérêt de cette lecture cursive :
- se familiariser avec l’écriture poétique de Baudelaire ;
- retrouver la fascination du crime et du mal pour faire le parallèle avec Mon Cœur mis à nu ;
- retrouver le désenchantement, l’ironie et parfois le cynisme ;
- mieux comprendre le titre du recueil ;
- Aborder plus précisément la question du « culte des images » dont parle Baudelaire dans Mon Cœur mis à nu.

Remarque : les textes proposés se situent tous dans la section des FDM intitulée « Spleen et Idéal ». C’est à la fois la plus longue et la plus connue des sections du recueil.
2e remarque : le travail n’a d’intérêt que si vous lisez préalablement les textes indiqués…

XXIX. — « UNE CHAROGNE » (p. 80 dans votre édition)
Texte (et explication) sur
http://www.chez.com/bacfrancais/charogne.htm
Ici, l’horreur apparaît d’emblée dans le titre. Or, le lecteur ainsi que la femme à qui le poète s’adresse (celle qu’il appelle avec beaucoup de délicatesse « mon âme ») vont d’horreur en horreur, puisque cette charogne est en fait le cadavre d’une femme. La dépouille paraît vivante tant elle est animée d’une vie microscopique : celle des insectes et des bactéries qui provoquent des écoulements de liquides, des émanations repoussantes (la puanteur), et même des mouvements étranges du corps. Ce poète peut sembler sadique, pervers, car il commence par évoquer un cadre bucolique (comme l’aurait fait un poète de la Renaissance, ou Perrault, souvenez-vous du moment où le Prince découvre Griselidis, au cœur d’une forêt…) propice à la romance, mais termine par une conclusion bien peu galante en disant à sa bien-aimée qu’elle sera un jour aussi décomposée que la charogne…
La modernité de Baudelaire apparaît ici dans le détournement des codes de la poésie traditionnelle (un peu comme une perversion du « Mignonne, allons voir si la rose… » de Ronsard : Baudelaire dit clairement : « Mignonne, tu te souviens de ce cadavre puant ? »). Le ton est donc celui de l’ironie et du cynisme : le poète amoureux ne croit plus à la sincérité et à la pureté des rapports entre les hommes et les femmes. A son époque (au XIXe siècle), les rapports amoureux sont marqués par le désenchantement, le spleen, et la dérision représente peut-être un refuge, ou un masque cachant des maux profonds (au niveau moral, mais aussi physique : Baudelaire était atteint de la syphilis, qu’il avait sans doute contractée au contact de prostituées).
Si vous ne connaissez pas le poème de Ronsard :

VI. — LES PHARES (p. 64)
Allez sur http://www.chez.com/bacfrancais/baud_fm.htm, et cliquez sur le numéro VI (idem pour les poèmes suivants).
Les « phares » sont une métaphore des génies qu’admire Baudelaire, ceux qui pour lui sont des modèles, des Autorités (cf. séq. 1 et 2), ceux qui le guident dans son art (dans son écriture poétique), au sens où un phare guide un navire, lui permet de se repérer et de se frayer une voie pour avancer. On voit donc à quel point les connotations de ce mot sont importantes : en admirant les « phares », c’est-à-dire les grands artistes, et plus précisément les peintres classiques, le poète moderne qu’est Baudelaire pourra progresser dans la voie d’une poésie moderne. Chacune des huit premières strophes correspond à un peintre différent : on retrouve bien l’idée du « culte des images ». On y trouve des peintres de la Renaissance italienne (Léonard de Vinci, Michel-Ange), du XVIIe siècle (Rembrandt), du XVIIIe siècle (Watteau, Goya), et un seul peintre contemporain : Delacroix. Ce dernier est en effet, selon Baudelaire, à la fois le plus grand des classiques et le plus grand des modernes, c’est-à-dire le plus grand génie. Il serait le seul à réunir ces deux qualités, d’où sa place parmi les phares, au même titre que certains peintres des siècles passés.
Attardez-vous sur certains quatrains : Baudelaire ne fait pas de portraits ; il ne s’agit pas de notes biographiques. Son but est de traduire dans le langage poétique, au moyen d’images (souvenez-vous de la polysémie de ce terme évoquée dans Mon Cœur mis à nu) l’impression que laissent en lui les œuvres des peintres. Ainsi, à propos de Delacroix, la tonalité est sombre, sinistre, tourmentée (« lac de sang hanté de mauvais anges », v. 29).

Plus rapidement : LA MUSE MALADE / LA MUSE VENALE (deux sonnets)
La « muse » renvoie à l’inspiration poétique et à une tradition qui remonte à l’Antiquité, mais ici, tout comme dans « Une charogne », la tradition se trouve pervertie : la muse a perdu sa fraîcheur et sa pureté puisqu’elle est malade (cf. le titre du recueil : Les Fleurs du Mal, et la variante dans la dédicace à Théophile Gautier, p. 53 : « fleurs maladives »). Autrement dit, chez Baudelaire, le mal, ce n’est pas seulement le crime, l’horreur, la mort, mais cet aussi (et d’abord par un lien étymologique), la maladie. Remarquez les tercets de la « muse malade » : on y perçoit une nostalgie de l’Antiquité, d’un âge d’or qu’on ne retrouvera jamais, d’où l’expression du regret au conditionnel, dans une formulation désespérée (« Je voudrais qu’exhalant l’odeur de la santé… »).
Quant à la muse vénale, c’est la prostituée (cf. définition de l’adjectif « vénal », à vos dictionnaires…), celle qui « étale ses appas » pour « gagner son pain » (je n’ai pas de crochets pour indiquer les changements dans la citation…).

IX — LE MAUVAIS MOINE (p. 66)
Après deux figures féminines, une figure masculine, associée à la religion catholique. De même que le poète déplorait un âge d’or rejeté dans un passé lointain (« La muse malade »), il semble regretter l’ « austérité » et la « simplicité » de ce l’on pourrait appeler l’âge d’or de la religion catholique (en l’occurrence le Moyen-Âge). Remarquez le tiret au début du premier quatrain, qui signifie que le poète, dans un mouvement de repli, parle de lui, de son « âme », qui devient métaphoriquement un « tombeau ». Ce « moine fainéant » est frappé d’un mal que l’on appelait au Moyen-Âge l’acédie, c’est-à-dire une forme de mélancolie… C’est donc une variante plus ancienne du spleen. Rappelez-vous aussi de l’importance de la figure du prêtre dans Mon Cœur mis à nu (le prêtre détient le savoir, mais le moine, qui représente ici Baudelaire lui-même, est « fainéant »…).

X — L’ENNEMI (p. 67)
Dans « Le mauvais moine », le poète paraissait enferré dans une mort éternelle (« un tombeau que… Depuis l’éternité je parcours et j’habite »). Dans « L’Ennemi », le thème du temps apparaît de manière allégorique (l’ennemi, c’est le temps, comme l’indique le vers 12). On notera l’importance des saisons, des éléments (le cosmos : tonnerre, pluie), les symboles liés à la mort (comme le « tombeau », que l’on avait déjà rencontré dans le poème précédent). Ce poème donne une nouvelle approche du spleen, qui s’explique, entre autres, par l’impression que le temps passe trop vite… Mais c’est beaucoup plus que cela : après la répétition de l’exclamation au vers 12 (registre pathétique), le poète dit que « le Temps mange la vie » : il s’agit bien de dévoration (cf. « ronge » au vers 13, et l’image du vampire au vers 14).
Par ailleurs le premier tercet fait clairement allusion aux « fleurs du mal ». Il s’agit ici d’une question sans réponse, comme si un maigre espoir était quand même permis, comme si les « fleurs » (métaphore dont il est difficile d’expliciter le comparé : la poésie, l’amour, les relations humaines… ?) pouvaient peut-être pousser sur un sol pourtant complètement « lavé » (autrement dit un sol complètement appauvri, stérile).

XI — LE GUIGNON (p. 68 ; cherchez le sens de ce terme)
Notez la particularité de ce sonnet, écrit en octosyllabes.
Un vers célèbre à retenir (pas dur) : « L’Art est long et le Temps est court ».
Par rapport au sonnet précédent : reprise du thème du temps, articulé par rapport au thème de l’art. Pour paraphraser le vers : l’artiste (tout grand artiste, tout génie) n’a pas assez de temps pour réaliser son œuvre.
Remarquez le « cimetière », qui fait écho au « tombeau » dans les deux poèmes précédents ; les « pioches » et les « sondes » qui rappellent la « pelle » et les « rateaux » de « L’Ennemi ». Enfin, à nouveau, la « fleur » dans le dernier tercet.

Passons…

Le thème du voyage dans « Bohémiens en voyage » (p. 69), et encore une variante à propos de la fleur au vers 14 : le grillon « Fait couler le rocher et fleurir le désert » (deux oxymores, la dernière reprenant l’idée de « L’Ennemi », c’est-à-dire les fleurs poussant sur un sol stérile).

Enfin, « L’homme et la mer » reprend un topos poétique (de la Renaissance au romantisme du début du XIXe siècle). Chez Hugo ou Chateaubriand, l’homme et la mer sont en harmonie (cf. macrocosme/microcosme) ; Baudelaire reprend cette idée avec la métaphore du « miroir » (vers 2), mais il évoque aussi un conflit au dernier vers.

Conclusion :
A travers la lecture de quelques pièces, on peut se faire une idée de la cohérence du recueil et de la section « Spleen et Idéal » en particulier : les poèmes s’enchaînent non comme les différentes étapes d’un récit, mais selon une logique proprement poétique dans laquelle les effets de reprises et d’échos, parfois de contrastes, permettent au lecteur de cerner progressivement les caractéristiques du spleen baudelairien. Le mal, la maladie, l’horreur, la douleur, les orages, la stérilité du sol, le voyage et l’eau sous toutes se formes (larmes, pluie, mer…) nous conduisent ainsi vers une descente aux enfers, qui reprend tous ces éléments dans le poème suivant, celui que nous allons étudier sous forme de lecture analytique : « Don Juan aux enfers », p. 70.

Texte complémentaire : Mon coeur mis à nu


Première approche de l’écriture et de la pensée de Baudelaire, par le détour de fragments autobiographiques


Texte complémentaire : notes rassemblées dans Mon Cœur mis à nu.
Remarque préliminaire : les fragments proposés ne se suivent pas dans l’œuvre, je les ai choisis en fonction de leur intérêt par rapport à la problématique de la séquence (les numéros ne sont donc là que pour que nous puissions nous repérer dans la page ; en revanche, le titre « politique » est de Baudelaire, de même que l’utilisation des tirets dans le huitième fragment).

Je reprends les numéros (de 1 à 8) dans l’analyse qui suit.

1 — Cette phrase sonne comme une sentence lapidaire, catégorique. C’est un jugement sans appel qui ne laisse aucune place à la nuance. L’idée est personnelle (« m’a toujours paru… »), et met en jeu des notions qui demandent à être précisées, en particulier l’utilité : pour Baudelaire, l’ « homme utile » est celui qui a une place dans la société et qui participe à la vie publique, qu’elle soit sociale, politique ou économique. L’homme utile est celui qui produit des richesses, qui se marie et fait des enfants qui à leur tour tiendront un rôle équivalent… Baudelaire trouve cela parfaitement répugnant, et l’adjectif « hideux », aux connotations très péjoratives, le signifie assez explicitement en fin de phrase.
2 — La notion d’utilité s’enrichit de celle de progrès : le progrès au sens de progrès économique (pensez à vos cours d’histoire sur la révolution industrielle) est détestable selon Baudelaire. Cela conduit même à un paradoxe : le progrès serait bizarrement une « doctrine de paresseux ». Ce paradoxe s’explique : avec la mécanisation croissante du travail et la démultiplication des tâches, les hommes ne produisent plus que des morceaux isolés, ils ne créent plus un objet « de A à Z »… Ils produisent donc plus, mais de manière plus « paresseuse ».
Baudelaire condamne aussi les effets de groupe : les hommes aiment penser « en commun, en bandes », ou encore « en troupe », ce qui veut dire qu’ils sont incapables de penser seuls, pour eux-mêmes, incapables d’être confrontés à eux-mêmes. D’où la dernière phrase qui contraste avec ce qui précède (effet d’antithèse) : « Le vrai héros s’amuse tout seul ». Ce « vrai héros », c’est par exemple Baudelaire, et plus généralement, ceux que Baudelaire appelle des « génies », qu’ils soient poètes, peintres, compositeurs, ou rois… Ceux-là peuvent accéder au vrai progrès, le progrès moral (cf. parenthèse dans la deuxième phrase).
Remarque : Baudelaire avait une aversion particulière pour les Belges, qu’il avait eu l’occasion de fréquenter quelques mois à la fin de sa vie… Il a même écrit un recueil (inachevé) s’intitulant Pauvre Belgique.
3 — Baudelaire refuse toute forme d’engagement, alors que certains poètes contemporains prennent au contraire des positions très marquées, comme Victor Hugo qui s’exile pour manifester son désaccord avec le régime impérial de Napoléon III, et qui publie un recueil de poèmes très satirique contre l’Empereur (Les Châtiments). De ce point de vue, Baudelaire se met donc aussi en position de marginal, comme s’il était en-dehors de la société.
On pourrait relever dans ce fragment les nombreuses tournures négatives, ainsi que les termes péjoratifs. Le locuteur confesse sans détours qu’il n’a « pas de convictions », ni « d’ambition ». Ceux qu’il appelle (sans doute ironiquement) les « mauvaises gens » se caractérisent par leur « lâcheté » et leur « mollesse » ; et finalement, les seuls vrais hommes de conviction sont les « brigands », les « criminels »… Sombre tableau de la société.
Entre les « honnêtes gens » (les bourgeois en fait, que Baudelaire déteste), et les criminels, Baudelaire occupe une place qui se définit par ce qu’il appelle ailleurs (dans les FDM par exemple) le spleen, cette forme particulière d’ennui qui le pousse à écrire cette question désabusée dans laquelle on sent pointer l’autodérision : « Pourquoi réussirais-je, puisque je n’ai même pas envie d’essayer ? »
Enfin, le cynisme éclate dans la dernière phrase de ce fragment.
4 — Les deux premières phrases, nominales, n’expriment que des thèmes, et non des thèses ou des arguments, contrairement aux fragments précédents. Ce que Baudelaire « pense du droit de vote » ou « des droits de l’homme » est évidemment négatif : il n’est pas du tout un démocrate. Le pouvoir du peuple est pour lui un signe de décadence, de régression.
En effet, Baudelaire a pour idéal de vie le dandysme, et les dandies (pluriel anglais) sont rares : ce sont des hommes (et pas des femmes…) d’exception, raffinés, cultivés, qui vouent un culte à la beauté sous toutes ses formes (de l’élégance des vêtements aux tableaux de grands maîtres, en passant par les riches carrosses et les appartements luxueusement décorés…). Le dandy est celui qui dispose d’une fortune considérable, mais qui ne s’en préoccupe pas : il veut simplement pouvoir dépenser son argent comme bon lui semble au nom de la beauté, mais ne fait pas de placements financiers, à la différence des bourgeois et des partisans du progrès (technique, économique…). Ainsi, le dandy est très éloigné du (bas) peuple, d’où la dernière phrase : si le dandy s’adresse au peuple, c’est uniquement pour le « bafouer », c’est-à-dire le maltraiter.
Ces propos sont violents et donnent de Baudelaire l’image d’un homme intolérant
5 — Baudelaire reprend ici l’idée d’une coupure entre le peuple méprisable et des individus dignes d’intérêt. Mais, pour ces derniers, il ne parle plus du dandy. Il propose en effet une autre approche, à travers trois grands ensembles : ceux qui détiennent le savoir (le prêtre en étant le représentant emblématique), ceux qui tuent (le guerrier), ceux qui créent (le poète). Prêtre, guerrier et poète sont avant tout des symboles : ils sont choisis parce qu’ils synthétisent de manière concise et frappante la pensée de Baudelaire (le poète, ce peut être aussi le peintre, comme Delacroix, qui est évidemment un artiste et un créateur).
6 — Ce fragment est essentiel car Baudelaire s’y révèle de manière beaucoup moins distanciée (sans ironie, sans cynisme). C’est notamment dans ce passage qu’on peut parler de la dimension autobiographique de Mon Cœur mis à nu. Il s’agit d’abord d’un paradoxe (se sentir seul au milieu des autres ; se sentir seul malgré la présence des autres). Le « sentiment de destinée éternellement solitaire » peut rappeler la fin du fragment 2 : « Le vrai héros s’amuse tout seul ».
7 — Baudelaire évoque dans cette phrase son goût immodéré, non pas pour l’art, mais pour les « images ». Evidemment ce mot est polysémique (on pensera en particulier à l’image poétique… allez faire un petit tour sur le site du TLF , Trésor de la Langue Française, pour les non-initiés, et renseignez-vous sur l’étymologie du mot « image »). Notez la gradation dans la parenthèse (« primitive » a le sens d’ « originelle », c’est-à-dire depuis toujours). Il faudrait apprendre cette phrase par cœur…
Remarque biographique : le père de Baudelaire était peintre et emmenait son fils dans des ateliers de grands peintres, ce qui explique ce culte précoce des images (Baudelaire avait six ans quand son père est mort).
8 — Faites-en ce que vous voulez, j’ai assez développé comme ça (il y a un parallèle à faire avec ce que Baudelaire dit de la politique : c’est sur le même ton).

Conclusion :
Ces fragments révèlent le fond de la pensée de Baudelaire. Sa vision du monde est sombre, et il se situe en marge d’une société qu’il trouve lâche et trompeuse, une société prônant un progrès qui selon lui ne peut mener à rien, puisque ce progrès n’est pas moral. La poète se montre mélancolique, désabusé, désenchanté, mais aussi ironique, satirique, cynique. Le seul élan positif concerne l’art, et plus généralement, conformément à l’idéal du dandysme, un « goût très vif de la vie et du plaisir » (fragment 6).
Ces deux versants (l’un négatif ; l’autre, positif) correspondent parfaitement au titre du recueil que nous étudions (Les Fleurs — positif — / du Mal — négatif —), et même au titre de la section des FDM dont nous allons étudier quelques pièces (on peut parler de « pièces » pour désigner les poèmes d’un recueil) : « Spleen et Idéal »…
Pour aller plus loin : "Le Dandy" dans Le Peintre de la vie moderne de Baudelaire (oeuvre que l'on classe généralement parmi ses essais critiques, parfois sous le titre de Curiosités esthétiques) :
(voir le chapitre IX dans le sommaire de l'oeuvre)